C’est une question qu’on a le droit de se poser.
C’est à la suite d’un remarquable article d’Alexandre Pedro dans Le Monde sur l’union des droites, ses problématiques et ses enjeux, que j’ai eu envie de reprendre ce thème, lequel a perdu son caractère sulfureux — entre opprobre et enthousiasme — pour s’ancrer désormais dans une réflexion plus profonde. Celle-ci est d’autant plus nécessaire que le débat actuel semble opposer certains des esprits les plus clairvoyants et respectés à droite, notamment Bruno Retailleau et David Lisnard.
Ma référence au Monde – aussi discutables et biaisées que puissent parfois m’apparaître les analyses de ce quotidien, qui demeure pourtant tristement nécessaire à l’information du citoyen – vise à montrer pourquoi je suis incapable d’une détestation en bloc. Il arrive que certaines synthèses, d’une réelle clarté, éclairent n’importe quel lecteur. On ne peut pas, on ne doit jamais rejeter globalement.
Un mot sur ces paramètres inutiles. Ce n’est pas à la gauche de déterminer ce qui serait bon pour la droite, et celle-ci doit évidemment demeurer indifférente aux leçons d’un « progressisme » qui s’est totalement disqualifié. On peut certes s’interroger sur le caractère électoralement nécessaire d’une entente visant à dégager un candidat unique, mais cette approche n’aborderait pas le fond de la question. Enfin, définir les limites de cette union – de Gérald Darmanin à Sarah Knafo, par exemple – uniquement à partir du choix des personnalités ne serait pas suffisamment opératoire.

Si l’on élimine quelques paramètres, l’union des droites, au fond, confronte le camp largement conservateur à une alternative simple.
En réalité, l’alternative que j’évoquais plus haut et qui est centrale tient à cette interrogation. L’extrême droite (paresseusement définie comme telle par de nombreux médias) constitue-t-elle un territoire totalement étranger à la droite classique, ou n’est-elle qu’une branche, une nuance radicale d’une droite aux mille visages, allant d’un souci de cohérence et de responsabilité à l’approche la plus débridée et inventive qui soit ?
Doit-on considérer Marine Le Pen, Jordan Bardella, Éric Zemmour et Sarah Knafo comme des partenaires potentiels des Républicains, quels que soient les antagonismes apparents — qu’il ne faut pas surestimer — ou bien sont-ils, de manière irréductible, des adversaires que la vie politique ne parviendra jamais à concilier ?
S’agit-il d’une droite radicale susceptible de se mêler à d’autres visions de droite, ou d’un objet politique non assimilable, condamnant les droites classiques à s’ébattre dans leur seul champ traditionnel ?
À la réflexion, passionné par cet enjeu dont la résolution aurait une incidence directe sur 2027, je me demande si le désir d’affirmer sa propre identité ne conduit pas chaque parti, groupe ou groupuscule à exagérer ce qui le sépare des autres sur le fond, alors que la forme, la méthode, la volonté d’accomplir ou non seraient sans doute capitales.
J’ai ainsi l’intuition qu’un partage devrait être opéré entre, d’un côté, ceux qui ne seraient pas prêts à sacrifier les principes d’une démocratie traditionnelle pour satisfaire les attentes du peuple, et de l’autre, ceux qui placeraient ce dernier au-dessus de tout, fût-ce au risque d’écorner nos structures républicaines.
Les citoyens d’abord, ou la démocratie comme bouclier honorable ?
La droite a le droit d’être plurielle. Cependant, contrairement à ses habitudes qui la réduisent parfois à des pulsions et à des réflexes, elle ne pourra pas faire l’économie de l’intelligence et de la pensée.
Et le temps presse.
« La droite a le droit d’être plurielle. Cependant, contrairement à ses habitudes qui la réduisent parfois à des pulsions et à des réflexes, elle ne pourra pas faire l’économie de l’intelligence et de la pensée. » (PB)
On a vu ce qu’a donné la gauche plurielle en 2002.
Lionel Jospin avait mathématiquement la course gagnée, à condition, bien sûr, que d’autres membres du PS ne se présentent pas en concurrence avec lui.
Bilan des courses : il n’est pas passé au second tour.
Mais nous avons vu en 2022 qu’une primaire destinée à désigner le candidat officiel de la droite peut aussi réserver des surprises.
Vouloir choisir un candidat qui aurait l’adhésion de LR, du RN, de Renaissance, de l’UDI, de Ciotti, ainsi que des micro-partis d’extrême droite comme Debout la France et Les Patriotes me paraît parfaitement illusoire.
Il est plus que probable qu’en 2027 la droite parte en ordre dispersé, échaudée par les résultats de la primaire chargée de départager les cinq candidats, à savoir Valérie Pécresse, Xavier Bertrand, Michel Barnier, Philippe Juvin et Éric Ciotti.
Pourtant, Valérie Pécresse (VP) avait montré des compétences évidentes dans les différents ministères qu’elle a occupés et l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle accède au second tour.
D’ailleurs, un sondage de décembre 2021 la donnait devant le président sortant.
Aussi, quand je vois des sondages qui donnent Jordan Bardella caracoler en tête des prétendants à l’élection de 2027, avec dix points d’avance sur ses adversaires, seize mois avant l’élection présidentielle, ça me fait rigoler.
Mais, à la décharge de VP, il faut reconnaître qu’elle n’a pas vraiment été aidée dans sa campagne électorale.
D’abord, elle avait un coach particulièrement médiocre pour la guider dans sa campagne ; mais surtout — tout comme Ségolène Royal en 2007 — ses « amis » du parti ne l’ont pas vraiment soutenue.
À commencer par Nicolas Sarkozy, qui a refusé de la cautionner, et Éric Ciotti, arrivé deuxième à la primaire, qui a immédiatement commencé à lui poser ses conditions.
D’où le résultat désastreux de VP, avec un score inférieur à 5 %.
Alors, qu’en sera-t-il pour la campagne de 2027 ? Difficile de tirer des plans sur la comète, vu que les prétendants en lice sont tous bien décidés à en découdre.
Pour l’instant, les sondages sont surtout là pour amuser la galerie.
Cher Philippe Bilger,
Je souscris totalement à votre analyse.
Vous oubliez néanmoins un point crucial, c’est que les dirigeants de droite restent totalement soumis au diktat de la gauche, tant pour son appellation que pour ses alliances interdites.
Il en va différemment des électeurs, qui ont peu ou prou les mêmes attentes, mais qui se heurtent à l’incapacité d’alliances des dirigeants.
On est saisi d’effarement quand on voit cette droite cultiver artificiellement ses différences alors que, comme le dit lucidement Donald Trump, l’Europe va s’effacer sous nos yeux d’ici une vingtaine d’années.
Deux facteurs essentiels néanmoins viennent troubler le choix de l’électeur.
D’abord la perte de crédibilité de la droite traditionnelle (RPR, devenu UMP puis LR) qui depuis Giscard s’est, une fois au pouvoir, chaque fois soumise au diktat de la gauche, ce qui a entraîné la montée du RN et la création de Reconquête. Tiraillée entre sa tentation centripète et son désir d’affirmer ses valeurs de droite, elle vient encore de brouiller son image avec sa participation au gouvernement, ses récents votes contradictoires au parlement et sa guerre picrocholine entre Retailleau et Wauquiez.
Ensuite et surtout la politique économique irresponsable et suicidaire du RN qui vient totalement brouiller les pistes. Le jour venu, on pourrait hésiter à mettre dans l’urne un bulletin qui pourrait conduire à la mise sous tutelle du pays par le FMI. On prie le ciel que les juges confirment la condamnation de MLP, que celle-ci soit totalement discréditée, que Bardella puisse s’émanciper de la statue du Commandeur pour revenir enfin au bon sens économique élémentaire. Le plus rageant, c’est que ce programme n’est qu’une posture démagogique qui, le moment venu, sera immanquablement jeté aux oubliettes au vu de la situation économique du pays. (On se souvient du retour aux 60 ans de Hollande en 2012, qui n’a finalement concerné que les carrières longues.)
Mais face à l’urgence existentielle, face à l’invasion migratoire, face à l’ensauvagement du pays par cette même immigration, face au doute frappant la droite LR, face à l’isolement de Reconquête!, face à l’incapacité des partis de droite à trouver une plate-forme commune pourtant largement accessible, face à l’intransigeance d’un RN devenu hégémonique, l’électeur n’aura d’autre choix que de voter utile, c’est-à-dire RN en 2027, en privilégiant le régalien à tout le reste.
C’est le choix douloureux mais pragmatique et intelligent qu’a fait Marion Maréchal (que je soutiens), c’est aussi celui que feront, faute d’accord programmatique, la plupart des électeurs LR. Et c’est LR qui se retrouvera alors gros-Jean comme devant.
C’est un peu oxymorique, votre affaire, cher hôte. Penser que mettre la démocratie de côté pour valoriser la prise en compte du citoyen… vous me faites peur. Ainsi donc, il serait bon de s’affranchir de ce qui libère pour mieux libérer.
Cela fait longtemps — malgré toute la sympathie virtuelle que je nourris à votre endroit — que je vous trouve glisser doucement sur une pente savonneuse, savonneuse. Au nom des libertés (lesquelles, au juste ?), on pourrait enfermer, mettre de côté, faire taire le citoyen en désaccord.
Je n’ai de goût ni pour l’Union soviétique, ni pour la Corée du Nord, ni pour le Chili de Pinochet, ni pour l’Argentine de Videla.
Quant à ne pas céder aux différents terrorismes intellectuels, je partage. Fasciste, communiste, complotiste, antisémite… les points Godwin sont largement utilisés par tous les inconséquents dont la réflexion s’arrête à Wikipédia, CNews, BFMTV…
Vous plaidez pour une union des droites — extrêmes, ou dites extrêmes, selon vous — comprises. C’est probablement une bonne chose : cela clarifierait les positions. Ils sont aussi xénophobes les uns que les autres. Remarquez, on peut mettre la plupart des gens de gauche dans le lot, tant ils relèvent à 95 % du « not in my backyard ».
Je me souviens de Jean-Cul Méchencon, pris à partie par un ouvrier de je ne sais plus où, dans une gare. Oubliant qu’il y avait les micros, il lâcha, en se tournant vers un de ses accompagnateurs :
« Il y a un ouvrier, faut que ce soit pour moi. »
Je suis rassuré : si l’extrême droite arrive au pouvoir, nous avons de courageux compagnons — enfin… dont les ascendants ont fait preuve de courage en fuyant leur pays au lieu de se battre pour la liberté. Courage dont leurs descendants ont visiblement hérité, puisqu’ils sont capables de nous réciter avec “bravitude” le recueil complet des citations de Sir Winston.
Alors moi, votre extrême droite… je dors sur mes deux oreilles : notre liberté est assurée.
Ce n’est évidemment pas à la gauche de désigner le ou les candidats que la droite présentera à la prochaine élection présidentielle, même si à strictement parler d’efficacité électorale, il ne devrait pas lui être totalement indifférent d’anticiper les réactions des électeurs de gauche modérée dans l’hypothèse de la présence de Jean-Luc Mélenchon au second tour suivant que ce serait untel ou untel.
Mais le billet de Philippe Bilger dépasse ces calculs tactiques. Il repose, une fois encore, la question fondamentale de la conception qu’on se fait de l’action politique lorsqu’il écrit : « J’ai ainsi l’intuition qu’un partage devrait être opéré entre, d’un côté, ceux qui ne seraient pas prêts à sacrifier les principes d’une démocratie traditionnelle pour satisfaire les attentes du peuple et, de l’autre, ceux qui placeraient ce dernier au-dessus de tout, fût-ce au risque d’écorner nos structures républicaines. Les citoyens d’abord, ou la démocratie comme bouclier honorable ? »
Derrière cette alternative se cache l’éternelle interrogation sur l’attitude du responsable politique face à l’opinion. Je me méfie du mot « peuple », notion abstraite et souvent mythifiée, qui suppose un corps homogène et unanime là où il n’y a que des individus, des intérêts divergents.
Le dirigeant doit-il se faire le simple porte-voix des désirs majoritaires du moment, ou bien tenter de convaincre, de déplacer les lignes, d’emporter l’adhésion à ses propres convictions sans transiger sur les valeurs qui fondent son engagement ?
Pour ma part, le choix est sans hésitation : je place la seconde attitude infiniment au-dessus de la première. J’ai toujours préféré Mendès France à Mitterrand, Raymond Barre à Chirac. On objectera que la démagogie est souvent gagnante. C’est exact. Mais ce n’est pas une raison pour s’y résigner.
« J’ai ainsi l’intuition qu’un partage devrait être opéré entre, d’un côté, ceux qui ne seraient pas prêts à sacrifier les principes d’une démocratie traditionnelle pour satisfaire les attentes du peuple, et de l’autre, ceux qui placeraient ce dernier au-dessus de tout, fût-ce au risque d’écorner nos structures républicaines. » (PB)
Exactement. La deuxième option est tout à fait néfaste, et de surcroît elle ne fonctionnerait pas, même dans le sens souhaité par ses promoteurs.
Je prendrais deux exemples. Le premier est celui des Gilets jaunes, qui ont voulu court-circuiter la démocratie par ce qu’ils appelaient la démocratie directe. En gros, nous n’avons pas besoin des institutions (parlements, principes constitutionnels…), et dans la mesure où il conviendrait de les tolérer, elles devraient céder, à la moindre injonction, à la volonté populaire.
Cela est la définition la plus pure du populisme. Les Gilets jaunes sont allés jusqu’à la violence physique envers les leurs pour les empêcher de négocier avec les autorités, se présenter aux élections, etc. Ils ont réclamé le « référendum révocatoire » – autrement dit, dès que les élus ne font pas ce que nous voulons, nous nous arrogeons le droit de les renvoyer immédiatement. Ils se sont cru en mesure d’élaborer une nouvelle Constitution eux-mêmes, avec d’innombrables réunions à cet effet et le fantasme d’une Assemblée constituante qu’ils contrôleraient.
Tout cela avec en permanence, en arrière-plan, la violence exercée par les manifestations, et la menace d’une insurrection révolutionnaire.
En définitive, ils n’ont rien obtenu, sinon la suppression de la taxe qui avait déclenché le mouvement, et une insatisfaction profonde concernant tout le reste.
Rien d’étonnant à cela : il faut être extraordinairement naïf pour croire qu’une masse de gens réunis au hasard possède les compétences nécessaires pour rédiger une Constitution, ou pour penser que confier des responsabilités à quelqu’un, y compris un élu, consiste à le mettre sur un siège éjectable d’où le moindre caprice pourrait l’ôter à tout instant.
Le deuxième exemple est le gouvernement de Donald Trump. Lui aussi affirme que la volonté populaire (représentée par lui, bien sûr) prime sur les formes démocratiques et institutionnelles. Il gouverne par un jet continu de décrets présidentiels, dont beaucoup sont jugés illégaux par ses opposants. Il répète souvent qu’en tant que Président, il a le droit de tout faire. L’urgence de la volonté populaire justifierait de passer par-dessus le formalisme du droit.
Mais une telle attitude a-t-elle permis d’aboutir aux effets désirés ? C’est fortement contestable. Trump s’est fait élire sur la promesse de ne plus provoquer de guerres, et dès sa prise de fonctions, il se lance dans des menaces de conquêtes militaires inouïes contre le Canada, le Groenland ou d’autres pays. Il s’est fait élire sur la promesse de faire baisser le coût de la vie, et il déclenche une guerre douanière mondiale qui augmente brusquement le prix de nombreuses denrées et matières premières. Il a promis de baisser les dépenses publiques et la dette, et il a fait le contraire. Il a promis de rendre sa grandeur à l’Amérique, et il a détruit une bonne partie de l’estime dont bénéficiaient les États-Unis dans le monde entier.
Plus spectaculaire encore : il refuse à l’Ukraine l’aide militaire dont elle a un besoin vital, alors que les Américains n’ont jamais été aussi partisans d’envoyer des armes à Kiev : 64 % le réclament, et même 59 % des Républicains.
À l’évidence, si les électeurs de Trump voulaient corriger ses dérives, il faudrait qu’ils puissent le faire par les canaux démocratiques prévus par la Constitution. Le problème est qu’ils ont consenti d’avance à ce qu’ils soient neutralisés, croyant qu’ils seraient à sa disposition.
Là encore, il est très naïf de penser que si vous donnez tous les pouvoirs à une personnalité autoritaire qui fait assaut de promesses, elle se souviendra de vous une fois élue. Trump fait, bien sûr, ce qui l’arrange, ce qui flatte sa vanité et ce qui engraisse son compte en banque. Il n’y a aucune raison que cela coïncide avec la volonté des Américains ni même celle de ses électeurs, sauf à la marge et par hasard.