Jules Laforgue avait bien raison quand il écrivait : « Ah, que la vie est quotidienne ».
Le retour à Paris, c’est le retour vers le quotidien. Le temps de l’utile, de l’obligatoire, des délais contraints, de la vie sociale, des rythmes professionnels, le temps de l’attente, aussi, des prochaines vacances…
Je me suis rendu compte, surtout cette année, que les vacances, outre les joies familiales et amicales, procurent ce don inestimable du temps perdu, qui coule apparemment pour rien. Où l’on croit avoir des projets mais dont on sent qu’on n’aura pas la volonté de les concrétiser.
Le temps perdu est le temps des lectures, le temps des admirations, des échanges gratuits où on se parle de l’essentiel, c’est-à-dire du futile, de ce qui n’a pas de prix, de ce qui peut durer indéfiniment parce que les moments du loisir n’ont pas vraiment de début ni de fin et qu’ils coulent sans que le moindre couperet d’un quelconque devoir soit venu les rompre.
Le temps des dilections, des découvertes, des approfondissements.
J’ai continué à lire les journaux, à consulter Internet, mais avec distance, sans empressement, avec la conscience que je n’en aurai pas besoin sinon pour mon blog qui est une activité de synthèse entre travail et divertissement. L’actualité est toujours une matière mais elle n’a pas la même densité que durant les mois où il faudra que je la commente. La politique passe au second plan, le partisan devient insupportable.
Le temps de redécouvrir Marcel Proust, d’avoir envie de le relire intégralement à la suite des beaux livres sur lui, dans des genres différents, de Laure Murat et de Catherine Cusset. Le bonheur de m’entretenir de ce génie absolu de la littérature avec mon épouse qui partage la même ferveur littéraire. Proust a éclairé ma vie quand je l’ai lu la première fois vers vingt ans et à chaque fois que l’on reprend n’importe quel paragraphe de La Recherche, c’est le même éblouissement, le même constat que surgit alors une lumière nouvelle. On n’en finit pas de lire ou de relire sa vie en lisant ou en relisant Marcel Proust.
Le temps aussi d’écouter les podcasts de cette formidable émission de France Culture, les entretiens de « À Voix Nue ». Avec, par exemple, Yasmina Reza, Mona Ozouf, Michelle Perrot, Bernard-Henri Lévy indépassable, Marie-Hélène Lafon ou Jean-Yves Tadié. Des structurations de la pensée, des capacités de synthèse, des finesses d’analyse, une infinie qualité de langage. L’allégresse de pouvoir côtoyer des esprits et des personnalités qui, aussi dissemblables qu’ils soient, ont tous la volonté d’aller au plus près d’eux-mêmes et d’offrir aux auditeurs la vision la plus juste, la plus vraie et la plus pertinente d’eux-mêmes. De la part de ces intellectuels, historiens, écrivains brillants, une incroyable capacité d’admiration pour d’autres figures, pas l’ombre d’une vanité, les sources bénies de l’enfance et de l’amour des parents…
Le retour vers le quotidien, certes, n’interdira pas l’admiration ou l’enthousiasme mais ces sentiments s’inscriront dans un emploi du temps chargé et non pas comme des pépites qui illustreront le cours de toute une journée.
Revenir à Paris, c’est quitter la patrie des songes, des rêves, de la gratuité.
Mais tellement riches avec Marcel Proust et ceux qui sont devenus, le temps de cinq écoutes, des amis.
Longtemps, je n’ai pas lu Proust.
Finalement, à l’âge respectable de 62 ans, je me suis lancé, non sans hésitation, dans la lecture de l’intégrale des sept livres de « À la recherche du temps perdu », mettant à profit l’otium de la retraite.
Je ne sais plus trop combien de temps cela m’a pris, probablement un mois et demi, sur ma liseuse, un peu chaque jour. Mais j’en suis venu à bout. Avec difficulté. À part la fameuse première phase du premier ouvrage qui est assez courte, quasiment tout le reste est constitué de phrases extrêmement longues, tarabiscotées, pénibles à déchiffrer. Un style certainement unique qui a en grande partie fait sa renommée, mais pas à la portée de tout le monde. Je suis pourtant friand de la belle langue française, mais je me suis surpris à plusieurs reprises à lire des mots dont je ne connaissais pas le sens.
J’ai quelquefois eu l’impression de perdre mon temps. J’en garde un souvenir mitigé, je vois bien la chronique sociale. Mais c’est le drame de cette vie étouffée aux deux sens du terme qui m’a frappé. Vivre toute sa vie dans un cocon sans jamais connaître le monde, en ayant été seulement dans « le monde ». Terrible. J’ai lu le récit de la vie d’un prisonnier. Je n’y ai pris aucun plaisir.
Il est sans doute de pire prison, mais l’opulence, la richesse, la renommée, l’absence quasi totale de liberté dans son milieu social de grands bourgeois et d’aristocrates, me l’a fait prendre en pitié.
En refermant ce livre, j’ai réalisé que cette quantité de mots, de phrases, était bien la seule façon qu’il avait trouvée de combler le vide de son existence. Il ne me semble pas qu’il ait été à la recherche du temps perdu, mais plutôt à la recherche de l’espace manquant, celui qui l’a toujours empêché de respirer, de choisir sa vie, de se mouvoir où il l’entendait.
Une époque tellement différente de la nôtre, un milieu social tellement éloigné du mien ; j’ai tout de même essayé de trouver des points d’accroche. Alors oui curieusement il est né un 10 juillet comme moi, il était asthmatique comme moi, il a failli en mourir à l’âge de neuf ans et cela me rappelle de terribles souvenirs. Après avoir établi cette petite liste, je suis bien heureux de n’avoir pas eu son destin et d’avoir pu, un peu, jouer sur le mien.
Il a pourtant traversé une époque parmi les plus exaltantes mais aussi les plus terribles de l’humanité. Je veux parler de ces formidables inventions, l’électricité, l’aviation, le téléphone, qu’il ne cite quasiment jamais, comme si ces inventions qui bouleversaient l’humanité n’étaient pas de son monde. Et la guerre de 14, qu’il traverse, comme Zweig, sans s’en apercevoir, comme on passe la main à travers un ectoplasme. Je suis bien persuadé qu’il aurait pu écrire tous ses ouvrages 200 ans avant, il n’y aurait eu aucune phrase à changer. Ses ouvrages sont en ce sens intemporels.
On pourrait penser que de si longues histoires pourraient donner l’idée à un réalisateur de films de mettre ces ouvrages en images. Je sais bien que cela a été tenté mais sans grand succès. L’explication est que aussi longs et prolifiques que soient ses ouvrages et les années de sa vie qu’ils décrivent, il ne s’y passe pratiquement rien. Rien de cinématographique, rien à montrer. On reste prisonnier de son imagination, on ne voit pas le monde dans lequel il vit, on ne voit que le fonctionnement de son cerveau.
C’est assez paradoxal. Mais pas unique. Combien d’ouvrages interminables ont été écrits à propos de pas grand-chose et parfois de rien. On loue parfois son étude psychologique des personnages. Je la trouve très superficielle et ne peux en tirer presque aucun enseignement.
Alors, Marcel Proust reste évidemment un monument de la littérature française. Mais un monument baroque, surchargé. Dont on peut admirer la complexité, la maîtrise stylistique, sans jamais se sentir proche de lui ni de ses personnages semi-fictifs ; guère d’humanité dans ses ouvrages. De ces artistes dont on admire la technique, le coup de pinceau, sans jamais pouvoir dire ce qu’ils ont peint.
Marcel Proust est un technicien de la littérature, il n’inspire pas, ne fait pas rêver. Il a traîné sa vie comme un boulet.
Il faut le lire comme on visite un monument de l’intérieur, sans pouvoir s’extasier sur sa façade, sans savoir dans quelle ville on est.
Revenir à Paris, c’est quitter la patrie des songes, des rêves, de la gratuité. (PB)
Vu de la fenêtre de ma douce retraite, ne pas retourner à Paris, c’est rester en sécurité au pays des songes, des rêves et du sourire.
Je suis surpris par l’engouement que certains peuvent éprouver pour Marcel Proust.
J’ai lu un des ses livres une fois, « La prisonnière » ça fait bien longtemps puisque je faisais mon service militaire. J’ai eu du mal à le finir.
Parlez-moi de Marcel Pagnol, Guy de Maupassant, Maurice Genevoix, Henri Troyat, Henri Vincenot, Alphonse Daudet d’accord, sans oublier, bien sûr, Victor Hugo, mais Marcel Proust je n’accroche pas du tout.
De la subjectivité du regard !
Ce matin, après avoir ouvert les volets et pris le temps d’observer les collines autour, de noyer mon regard dans le ciel bleu sans nuages, je suis revenu vers le blog.
Voyant la photo, je me suis dit :
« Mais quelle bonne idée d’avoir fait tapisser les accoudoirs du fauteuil de cadrans d’horloge ! »
Et puis lorsque mes yeux ont perdu la poésie des prairies environnantes et du ciel bleu, j’ai vu le quotidien !
Ce n’étaient pas des horloges, seulement le quotidien d’un fauteuil assez original, mais pas autant que mes prairies et mon ciel toujours différents !
Il est des heures où la vie, telle qu’elle nous est offerte dans sa nudité quotidienne, semble ne rien promettre d’autre qu’une suite de contraintes. Les obligations sociales, les échéances, l’agenda saturé se dressent comme autant de cloisons entre l’être et ce qu’il pourrait devenir. Pourtant, au détour d’un instant libre, d’un voyage interrompu, d’une promenade sans but, surgit parfois une clarté inattendue : le temps ne se mesure plus alors à l’horloge des nécessités, mais à l’éternité des sensations. Ce « temps perdu », qui semble s’écouler pour rien, devient paradoxalement le plus précieux. Marcel Proust en a fait la matière même de son art, révélant qu’il n’existe pas d’autre éternité que celle que nous sommes capables d’arracher à l’écoulement indifférent des jours.
La modernité, obsédée par l’utile et l’efficace, s’étonne qu’un écrivain ait pu consacrer plusieurs milliers de pages à ressaisir un monde disparu. Mais Proust n’a pas cherché à raconter sa vie : il a voulu capter ce qui, dans chaque vie, échappe à la succession mécanique du temps, et qui ne subsiste que dans l’épaisseur des souvenirs, dans la couleur d’une lumière, dans le frisson d’un mot retrouvé. Lire La Recherche n’est pas s’enfoncer dans un roman ; c’est apprendre à déchiffrer en soi-même les strates invisibles de ce temps qui ne revient pas et qui pourtant, parfois, se redonne.
Le « temps perdu » de l’oisiveté ou du loisir, loin d’être vain, est peut-être celui où l’on s’approche le plus de la vérité de l’existence. Dans ces heures vacantes, où le poids de l’action s’allège, l’âme retrouve sa capacité d’accueil, et tout peut devenir révélation : un goût, un parfum, une rencontre. Ces instants mineurs, que la vie ordinaire dédaigne, portent en eux une puissance d’éternité.
Philosophiquement, cette découverte bouleverse notre rapport au monde. Si le temps de l’action se consume en projet et en réussite, le temps de la mémoire, lui, ressuscite. Il ne nie pas la perte ; il l’accomplit autrement. Il démontre qu’il existe un salut laïc : l’écriture. Écrire, pour Proust, ce n’est pas raconter ce que l’on a vécu, mais révéler ce que l’on n’avait pas encore su voir dans ce vécu. L’œuvre devient la patrie retrouvée des heures disparues.
Ainsi, lire Proust, c’est apprendre à relire sa propre vie. Chaque fragment de son texte fonctionne comme un miroir démultiplié où le lecteur aperçoit, non pas la biographie de l’auteur, mais la texture de son propre temps. C’est pourquoi le retour périodique à La Recherche n’épuise jamais le livre : il est toujours neuf, car il est toujours nous-mêmes. La phrase proustienne, longue, sinueuse, éclaire sans cesse différemment le même objet, comme si l’écriture voulait égaler le travail de la mémoire elle-même, qui jamais ne restitue un instant de la même manière.
Or, cette expérience, chacun peut l’éprouver dans les parenthèses offertes par la vie : vacances, repos, instants de loisir. Ce temps « inutile » est en réalité celui qui révèle la valeur cachée des choses, qui donne une profondeur à ce que l’on croyait insignifiant. La modernité appelle cela « perdre du temps » ; mais c’est précisément ce temps perdu qui se transmue en or dans la mémoire, puis dans l’art.
En définitive, Proust nous apprend que le retour au quotidien n’est pas une déchéance, mais une chance. C’est le contraste même entre la banalité de la vie et les illuminations furtives qui rend celles-ci si précieuses. La grandeur de l’art consiste à faire que la gratuité devienne nécessité, que l’instant fuyant devienne éternité.
Ainsi, chaque retour dans l’œuvre proustienne est une victoire contre l’usure. La littérature, lorsqu’elle atteint ce degré de profondeur, n’est pas un divertissement : elle est une éducation de l’âme. Elle nous enseigne que ce que nous appelons « perdre du temps » est peut-être la seule manière de ne pas le perdre tout à fait.
C’est l’histoire d’un mec qui s’est demandé pourquoi il était homo. Il s’est dit, c’est Dieu, et puis non, ce n’est pas Lui, et si ce n’est pas Lui, c’est qu’il n’existe pas, encore que ça dépend.
Alors il s’est demandé si ce n’était pas l’Esprit dont il serait un petit morceau. Ce n’est pas lui, parce qu’un morceau d’Esprit c’est libre. Et puis le morceau d’esprit serait alors le moteur de son âme, mais les âmes vont d’un corps à l’autre, et même en passant par des animaux. Il a même cherché au fond de l’eau, il n’a pas trouvé.
Comme il ne se retrouvait pas dans ce pataquès, il a pris des notes, et des notes des notes. Il en a même fait des bouquin, il les a vendus, et il y en a même qui les ont lus. Par contre, personne n’a encore trouvé ce qu’il cherchait.
Bonne rentrée tout en poursuivant la Recherche du temps passé, présent et à venir.
Serions-nous tous entrés corps et âmes au plus profond de l’otium réparateur de notre esprit, au cœur de ces deux mois propices à la vacance du travail répétitif, chers aux Sénèque qui sommeillent en nous, entre juillet et août ?
Votre Proust légèrement en doutait, peut-être.
Il suffit de relire, pour se convertir à cette idée, les premières pages du septième tome de La Recherche, Le Temps retrouvé, lorsqu’il nous montre un Robert de Saint-Loup soucieux de son apparence physique, qui ne souffre aucun délabrement, sautant de clubs de sport en clubs de sport (comme de femmes en femmes, prototype du « polyamoureux » de belle cadence du rieur aujourd’hui) pendant ses loisirs d’été mais continuant sur sa lancée, en gentleman qui fait de chaque accessoire du mobilier urbain planté dans la rue un appareil de musculation improvisé, un objet de cardio-training de hasard, un atelier sauvage reconstruit à partir de la méthode Pilates, lorsque septembre sonne la rentrée.
Proust, anticipateur de génie, vit la démarcation se dissoudre sur sa ligne, observa la théorie des deux Moi du roi-productif et du roi-sportif depuis longtemps se fondre dans l’homme-moyen de tous les jours. Plus aucun partage ne relevait dorénavant du plausible.
Homme neutre, normé, au Moi presque involontaire, donc, avec beaucoup de mémoire flash dans son bas de laine électronique mais sans plus de batterie que cela pour l’engrangement des souvenirs, dans la quarantaine et même ailleurs, rejoint par une épouse indépendante, loin du « bougisme » d’hier, mais avec au poignet une montre connectée, ça ne plaisante aujourd’hui plus — mais a-t-on jamais plaisanté de ces choses là ? –, l’homme médié aussi bien que médiant soigne autant sa pratique que la forme intérieure de son être physique, qui ne sont qu’une seule et même chose vue et analysée par de sinueuses cohortes de sociologues complices.
La lecture, le dessin, la musique étant petitement remplacés par le scrolling en ligne, le zieutage des contenus largués par les streamers, dans l’exercice de la plus grande désoccupation de la pensée possible.
Hors optique lafarguienne marxiste-lénifiante qui n’en avait que pour la bombance, Proust en une seule page en arrive à nous confondre, à nous démasquer dans le maquis social dépensier de notre état présent.
L’homme et la femme devenant à l’image de ces plantes qui meublèrent nos appartements comme s’ils étaient considérablement passés par la fenêtre, continue l’auteur du Temps retrouvé ; ainsi que l’ontologique trace d’une redoutable botanique invasive.
Otiosissimae occupationes, comme disait Pline l’ancien, le Dieu caché (en second, après Proust) du naturalisme humain.
Monsieur Bilger, si d’aventure vous ne connaissez pas cette délicieuse madeleine de l’ORTF… 😊
https://youtu.be/Ow2v6zRabQI?si=cev0pgA30f_q4gQK
Marcel Proust, portrait souvenir, un documentaire de Roger Stéphane avec le concours de Roland Darbois, textes dits par Jean Negroni (1962).
Entretiens avec François Mauriac, Jean Cocteau, Paul Morand, madame Paul Morand, Daniel Halévy, Jacques de Lacretelle, le duc de Gramont, Emmanuel Berl et Céleste Albaret.
@ Achille | 24 août 2025 à 07:52
« J’ai lu un des ses livres une fois, « La prisonnière » ça fait bien longtemps puisque je faisais mon service militaire. J’ai eu du mal à le finir. »
Il vous sera beaucoup pardonné pour cette sincérité 😉
Vous avez eu tout de même le tort de commencer par la fin, erreur fatale.
Ce sont les premiers volumes qui sont les meilleurs, à mon avis, en particulier « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » dont le titre est un chef-d’œuvre à lui tout seul.
Il y a dans la lecture de Proust un effet hypnotique, par le style, la manière d’aborder le sujet, et je devrais dire le non-sujet, car il n’y a pas de sujet, il y a une narration de la vie d’une société, qu’il décrit à la façon d’un entomologiste, tout en y participant.
On me dira que c’est ça le sujet, mais alors il deviendrait assez vite ennuyeux s’il n’y avait une certaine perfection de style et d’analyse.
Bref, Proust me fascine, m’hypnotise et m’ennuie à la fois. Vous suivez ?
Plusieurs fois il m’est arrivé en le lisant de penser au poème de Verlaine : « Le ciel est, par-dessus le toit », dont voici la première strophe et la dernière :
« Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.
…/…
– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ? »
Car le narrateur n’a rien fait de sa jeunesse, ni même de sa vie, c’est l’impression qu’il donne. Il cause, il cause, il cause bien, comme dirait Zazie, mais c’est tout 😉
Pour changer de style, pendant les derniers jours de vacances, je vous suggère Andreï Makine, par exemple « L’Archipel d’une autre vie » ou « Le Testament français ». ou n’importe quel autre.
@ Patrick Emin
« Vivre toute sa vie dans un cocon sans jamais connaître le monde, en ayant été seulement dans « le monde ». Terrible. »
Cette phrase et tout le commentaire qui l’entoure jette une lumière crue sur ce « Proust surcoté » (Henry de Lesquen) que moi aussi, j’ai lu intégralement, volume après volume (je les cherchais par dix à la bibliothèque Braille de l’Association Valentin Haüy et allais les lire rue du Regard, dans une salle du séminaire Saint-Sulpice pleine de tableaux de maîtres) en m’efforçant de l’aimer, en me convainquant sans snobisme que je l’aimais indubitablement, persuadé que je ne pouvais que le comprendre, puisque j’écrivais des phrases longues, « tarabiscotées », emberlificotées comme les siennes, traitant par germanophobie le français comme de l’allemand, puisque je croyais en « la mémoire involontaire » comme il en faisait le carburant de son inspiration et puisque, comme lui, j’avais une mémoire d’éléphant.
J’avais envie de répondre à Achille qu’il ne faut pas commencer la lecture de Proust par « la Prisonnière » qui est l’histoire de la séquestration imaginaire d’un être androgyne et fuyant, mais Patrick Emin lui répond en écho que Proust est « un prisonnier ».
Aveugle, je suis moi aussi condamné à voir le monde dans un cocon d’où je ne peux jamais tout à fait le connaître, à l’y voir depuis cette coquille et malheureusement à le juger à défaut d’y participer davantage.
Bien que je n’aie jamais compris sérieusement la moindre remarque de Proust sur l’art, je le vois comme un phénoménologue.
Non, Finch, le « temps perdu » n’est pas un otium. C’est le temps où mûrissent les fruits que l’on cueille, l’on recueille, à condition de ne pas savoir que les fruits ont mûri dans ce temps perdu et n’ont acquis tant de saveur que parce qu’ils viennent de cette inanition attentiste et dégoûtée qui fait pour nous la part de l’ennui et de l’inconscient productif.
Ce qui ne fera jamais de Proust notre contemporain, c’est qu’il s’est pris pour un prince et s’est battu contre ses nerfs par cette principauté dégradée qu’à la suite de sa mère, lui reconnaissait une servante, pourtant pas rencontrée du vivant de sa mère comme Céleste Albaret, Céleste dont je voulais illuminer les derniers moments de la vie de l’économe du séminaire Saint-Sulpice où je lisais son grand homme, prêtre à la fois gaulliste et tellement proustien qu’il n’était pas d’année où il ne se rendît à Balbec avec sa mère, mais il était trop tard, il n’avait plus la force d’écouter ces entretiens, il m’assurait que, tout ce qu’il aurait à demander à Céleste, il le ferait prochainement au ciel et il n’avait plus besoin de l’écouter.
Proust depuis son cocon de liège nous retrace une aristocratie où il n’y a pas de corps et nous fait participer aux conjectures d’un monde diplomatique sans que se profile nettement le spectre de la guerre qui n’a pas de véritable impact sur lui ni pendant, sinon qu’il ne peut se rendre à Cabourg, mais la Recherche oblitère ce détail trop trivial, ni après.
Ce qui l’intéresse, c’est l’instabilité de la cour dont il n’a jamais fait réellement partie. Mais si néanmoins son génie est demeuré, c’est parce qu’il en appelait à ce qu’il y a de plus profond en l’homme qui a beau dire que le passé est dépassé, il y revient toujours dans l’espoir voué à l’échec de faire la route dans l’autre sens.
La mémoire n’était pas seulement sa matière première, mais il s’appuyait sur la réminiscence, sur le rappel platonicien pour enraciner ses impressions dans ce pourquoi Condillac n’a jamais pu capter la sensation : pour lui, elle était fondée sur une « statue » hypothétique. Pour Proust dont c’est le bon « côté de chez Swann » par où commence son oeuvre qui aurait pu s’arrêter là, la sensation était une fleur implantée dans cet Éden du souvenir qu’il ne pouvait revisiter qu’avec M. Legrandin l’enjoliveur, qui avait un pied partout sans être de nulle part.
Pourtant M. Legrandin était ingénieur alors que Proust n’avait pas de vie quotidienne. Car le problème de la vie, c’est d’être quotidienne. C’est pourquoi je suis toujours perplexe quand M. Bilger emploie ce mot qu’il chérit de « quotidienneté ».
« Revenir à Paris, c’est quitter la patrie des songes, des rêves, de la gratuité. » (PB)
Et de la bonne éducation.
J’ai besoin de héros. En permanence. Il me faut être ébloui par le courage, la beauté, la bonté. Alors cet été, j’ai choisi Cholokhov : pas l’écrivain dont on ne sait pas vraiment s’il est l’auteur du « Don paisible », mais le livre lui-même ; ou plutôt, pour être plus précis, les premiers livres de ce monument, portrait des Cosaques à l‘orée de la guerre contre les Allemands, puis de la guerre civile en Russie ; beauté de l’évocation des steppes entre Dniepr et Volga ; finesse des portraits d’individus issus d’un peuple laborieux, fier, courageux, mais interrogatif face à la crise de régime, enfin perdu, broyé ; bonté au fond de certains personnages derrière la cruauté passagère.
Cet été j’ai préféré le Trégor, enfin encalminé sous le soleil. Pas un de ces pays écrasé par la chaleur mais un littoral doux, coloré, balayé par quelques grains rafraîchissants de temps à autre. Ses habitants, ses touristes, ses enfants enthousiastes. Timides héros du quotidien.
La semaine dernière, j’ai admiré le trio Zeliha. Manon Galy au violon, Maxime Quennesson au violoncelle, Jorge Buajasan au piano, éblouissants de jeunesse, nous ont interprété deux chefs-d’oeuvre absolus : le trio de Schubert en mi bémol, et le trio de Brahms en si majeur. Romantiques mais sans aucun pathos. Ils ont joué avec esprit dans le cadre incroyable du Palais des Congrès de Perros-Guirrec qui sous une architecture extérieure hideuse abrite une salle ouverte sur le spectacle sublime des Sept-Îles.
J’ai essayé Marcel Proust. Quel ennui !
Je préfère, et de loin, Bravo docteur Béru.
@ Olivier Seutet
J’ai mis le nez dans le Don paisible il y a longtemps, ça se laisse lire, mais au point de vue cosaque, rien ne vaut Pougatchev et la Fille du capitaine…
Ne murmure donc pas, verte forêt, ma mère,
Ne m’empêche pas de réfléchir.
Demain je dois comparaître devant ce terrible juge,
Devant le tsar lui-même.
Le tsar m’interrogera :
Apprends-moi, jeune homme,
Avec qui as-tu exercé tes brigandages.
Je m’en vais te le dire, toute la vérité.
J’ai eu quatre complices :
Le premier c’était la nuit sombre,
Le second c’était mon bon cheval,
Le troisième mon couteau d’acier,
Le quatrième mon arc dur à plier,
Les flèches étaient mes émissaires,
Alors le tsar, notre espérance, me répondra :
Brave jeune homme,
Tu as su voler et tu as su répondre,
C’est pourquoi je vais te récompenser.
Tu auras un haut château au milieu de la plaine,
Deux poteaux avec une poutre en travers…
@ Tipaza | 25 août 2025 à 08:57
@ Julien WEINZAEPFLEN | 25 août 2025 à 09:34
Comme Philippe Bilger, j’avais une vingtaine d’années quand j’ai lu « la Prisonnière », que m’avait prêtée un copain de chambrée.
Mais avec l’âge et l’expérience de la vie, les goûts changent, les idées évoluent.
Je vais donc faire une nouvelle tentative et me remettre à lire du Proust. Après tout, à la retraite j’ai beaucoup de temps à perdre, comme cela semble avoir été de cas de l’auteur.
« À l’ombre des jeunes filles en fleurs », me conseille Tipaza. Soit ! Je vais tâcher de me le procurer.
Je vois encore notre professeur de philo, religieuse dominicaine, nous expliquer avec délice la madeleine de Proust.
Déjà très pragmatique bien que n’étant pas encore, loin de là, agriculteur, je me permettais d’intervenir pour lui expliquer qu’il m’arrivait souvent d’avoir ainsi des souvenirs remontés à l’esprit suite à une odeur ou un goût. Elle m’avait regardé, l’oeil sombre.
La pauvrine, très douce et toujours dans ses songes, mourut renversée par une voiture en traversant la rue devant l’établissement Saint-Dominique à Pau.
Pour moi, la rentrée évoque ce merveilleux texte d’Anatole France, cet enfant traversant le jardin du Luxembourg sous un ciel d’automne. Aucun rapport avec la réalité ? Normal pour de la poésie pure.
« Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l’automne, les premiers dîners à la lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent ; je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d’octobre, alors qu’il est un peu triste et plus beau que jamais ; car c’est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues.
Ce que je vois alors dans ce jardin, c’est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s’en va au collège en sautillant comme un moineau. Ma pensée seule le voit ; car ce petit bonhomme est une ombre : c’est l’ombre du moi que j’étais il y a vingt-cinq ans… »
« Le Livre de mon ami », chapitre « Les Humanités »
@ Solon | 26 août 2025 à 10:21
Ah oui ! Merci de nous rappeler ces lignes parmi les plus belles et les plus tendres de la littérature française.
En quelques phrases, Anatole France nous livre un souvenir qui vaut bien la madeleine de Proust : l’innocence de l’enfance, la légèreté de la situation, la tendresse accompagnée d’une nostalgie qui n’est pas qu’automnale.
@ Achille | 26 août 2025 à 07:54
Tipaza me pardonnera peut-être de ne pas être d’accord avec lui. Moi, je ne commencerais pas par « À l’ombre des jeunes filles en fleur », qui est une sorte de prélude à « La Prisonnière » et au cycle d’Albertine. Mais je commencerais par le premier volume de la Recherche, « Du côté de chez Swann », où vous avez d’abord ce chef-d’oeuvre de contemplation qu’est Combray, où toute la Recherche est semée et tout est déjà dit, où vous retrouverez l’épisode de la madeleine, et puis ensuite cette satire sociale et cette méditation sur la jalousie qu’est « Un amour de Swann » dont on ne comprend pas ce qu’il vient faire là, mais qui est extraordinaire et dans lequel Proust retrouve la veine de Balzac auquel Proust fait peu référence et de Saint-Simon qu’il aimait beaucoup bien que le mémorialiste et l’écrivain de la mémoire involontaire soient aussi différents qu’il est possible, veines que Proust emprunte pour brosser un tableau au vitriol du petit noyau des Verdurin, de la cuistrerie de la bourgeoisie au charme discret, aurait dit Chabrol, et d’une forme d’entre-soi pour les nuls et pour les tartes que représente à lui seul ce petit noyau avec son professeur de Sorbonne Brichot, son docteur Cottard, sa demi-mondaine Odette et tous ceux qui gravitent autour au bal des initiés, qui savent un peu tout sur rien et surtout rien sur pas grand-chose, mais tiennent à le faire savoir pour prouver qu’ils « en sont ». « En être » ou « ne pas en être », telle est la question proustienne.
@ Julien WEINZAEPFLEN | 27 août 2025 à 20:20
Présenté comme vous le faites, et vous le faites très bien, je ne peux qu’être d’accord.
Votre dernière phrase : « « En être » ou « ne pas en être », telle est la question proustienne » fait mieux que résumer la Recherche, elle donne l’essence même de la société qui est décrite.
Toutes proportions gardées, compte tenu de l’évolution de la société, on retrouve aujourd’hui cette même volonté d’entre-soi chez les bien-pensants, avec le même déni ou le même rejet de tout ce qui n’est pas conforme aux codes de la doxa.
Dans les deux cas, il s’agit de sociétés qui finissent par ne plus rien échanger avec l’extérieur, et par être parfaitement isolées. Un système isolé, qui n’échange rien avec le milieu extérieur, est soumis à la seconde loi de la thermodynamique qui exprime la croissance de l’entropie, et donc la fin du système par la croissance du désordre.
C’est ainsi que la société décrite par Proust s’est effondrée et que notre société soumise aux lois de la bien-pensance vacille et finira par s’effondrer, elle aussi.
« À l’ombre des jeunes filles en fleurs »
Quelle édition ? Marc Dorcel.
@ Julien WEINZAEPFLEN | 27 août 2025 à 20:20
« Mais je commencerais par le premier volume de la Recherche, « Du côté de chez Swann » »
Merci du conseil. Finalement je vais acheter les deux ouvrages qui sont les plus connus de l’œuvre de Marcel Proust. Je commencerai par 4 ou 5 pages chaque soir car je ne suis pas certain d’aller au-delà d’un seul coup… 🙂
@ Achille | 28 août 2025 à 19:03
Les deux premiers volumes de la Recherche existent en bande dessinée, chacun en édition intégrale, aux éditions Delcourt, adaptation et dessin de Stéphane Heuet.
Remarquable adaptation par un graphisme génial et un texte qui conservent l’esprit et parfois la lettre de l’oeuvre.
La BD « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » a obtenu le Grand Prix Hervé Deluen de l’Académie française 2020. Rien que ça !
Si vous êtes amateur de BD et souhaitez devenir membre du fan-club de Proust, après une mise en bouche probatoire, n’hésitez pas, vous ne le regretterez pas.
@ Tipaza | 28 août 2025 à 19:53
Merci pour l’info. En BD, je pense que Marcel Proust doit être plus digeste.
J’aime encore bien lire une BD de temps en temps. Je suis fan de celles de Blake et Mortimer, et aussi de Lucky Luke.