Dans le formidable À Voix Nue de France Culture consacré à Mona Ozouf, à la fin de son quatrième épisode « Penser la Révolution« , elle cite une phrase de Saint-Just et la réponse qui lui a été faite par Bancal des Issarts, député girondin de la Convention.
Le premier, dans un discours du 10 octobre 1793, déclare que « tout est nouveau dans la Révolution » et le second, au cours des débats, réplique : « Oui, sauf les passions des hommes, qui sont les mêmes en tout temps et en tout lieu ».
En très peu de mots est posée une problématique qui n’a cessé d’être tragiquement au coeur du XXe siècle avec le nazisme, le maoïsme, le communisme, les Khmers rouges. On comprend pourquoi ces dictatures, ces totalitarismes ont été atroces et en définitive, après une infinité d’horreurs, vaincus.
Parce que la volonté de créer « un homme nouveau » débarrassé des peurs, des frilosités, de la bienséance, de la pitié et du respect d’autrui qui caractérisent l’humanité ordinaire, si elle a cru pouvoir se concrétiser avec les régimes de fer et de mort que j’ai évoqués, s’est trouvée confrontée à l’incroyable résistance des « passions humaines ».
Cet « homme nouveau » qu’on affichait comme exemplaire et moral pour l’édification des peuples sous le joug n’était au fond qu’un être voué à la seule politique, à l’exclusive obéissance, à l’inconditionnalité absolue. Délesté de l’infinie complexité de l’homme de toujours.
Au « nouveau » apporté par la Révolution qu’évoque Saint-Just, à cette obsession de toute révolution qui prétend faire place nette, abolir toute trace du passé pour changer le présent et magnifier le futur, à une radicalité qui croit pouvoir procéder à une nouvelle création de l’humain façonnée par l’idéologie révolutionnaire, s’opposent la permanence des réflexes humains, la pesanteur des habitudes, les comportements qui au quotidien, depuis des siècles, battent en brèche le collectivisme, l’absence de propriété individuelle, le mépris du profit, le partage absolu et la caporalisation de la vie personnelle et familiale.
L’aspiration grandiose de Saint-Just est condamnée à se briser, après tant de massacres, si l’on considère l’Histoire, sur l’implacable écueil d’une humanité qui reste, pour le meilleur et pour le pire, elle-même, avec ses attentes, ses espoirs, son ambition, ses faiblesses, son incurable désir de liberté.
La politique la plus habile est celle qui saurait s’accorder avec les passions humaines car rien de grand ne peut s’accomplir contre elles. En même temps, s’il convient de tirer un peuple vers le haut, encore faut-il, dans cet élan, ne pas le briser. C’est sans doute cela le pragmatisme intelligent : prendre les citoyens tels qu’ils sont pour les faire servir à des causes qui soient à leur mesure. L’épopée n’est pas interdite mais sans en abuser.
Georges Pompidou, comme un modèle et une nostalgie…
Vous semblez adopter un conservatisme réticent tout en nourrissant une nostalgie pour la révolution. Vous paraissez regretter les passions humaines qui empêcheraient les constructivistes de bâtir la cité idéale.
Mais ce n’est pas la persistance des passions de la masse qui entraîne l’échec des dirigeants communistes (lesquels incarnent, eux-mêmes, le dérèglement des passions). C’est la nature humaine dans son ensemble.
La France du XIIe siècle était si parfaitement totalitaire que personne ne songeait à s’en plaindre tant elle était heureuse.
La différence entre cette France et celle des révolutionnaires, c’est la spiritualité.
Elle a commencé à s’effondrer quand l’Église a commis l’erreur fatale de nommer des prêtres non initiés pour faire face à l’expansion démographique.
Alors les loges maçonniques ont remplacé les monastères, et elle ont si bien réussi que la spiritualité a été effacée de la mémoire des Français, au point qu’ils sont incapables d’en prendre conscience.
Dans les monastères, on retient la lumière de l’extase ; dans la loge, on la cherche sans jamais la trouver. Il y a une route qui conduit au ciel, et une autre au fond du trou.
Et le fond du trou, on commence à bien le voir…
Les passions humaines contre les totalitarismes…
JE NE COMPRENDS PAS LE TITRE DE CE BILLET !
Le totalitarisme EST une passion humaine, après l’amour c’est la plus florissante des passions.
Il est comme l’amour, aveugle et sourd.
Il se nourrit de la destruction.
Il trouve toujours un naïf à berner.
Il n’est ni exorable ni désintéressé.
Il ne connaît aucune vertu et comme l’amour, rien ne l’arrête hors la mort.
Qui peut vivre sans amour ? le dictateur !
Voilà une excellente nouvelle !
« « Oui, sauf les passions des hommes, qui sont les mêmes en tout temps et en tout lieu ». » (cité par PB)
Eh oui, les révolutionnaires de tout poil ivres de pouvoir et d’orgueil qui se piquent de changer l’homme pour changer la société, parfois même en s’attaquant physiquement au genre du corps humain ou bien à ses spécificités, oublient que l’on ne viole pas impunément la Nature et qu’un pouvoir humain ne peut pas tout se permettre.
Ce qu’au passage notre pays à travers son personnel politique et son Législateur transgresse ou a transgressé de manière honteuse, en s’alignant ainsi sur des pratiques ignobles que nous aurions pu croire caractéristiques des pires régimes que l’humanité ait connus.
Donc, en effet :
« En très peu de mots est posée une problématique qui n’a cessé d’être tragiquement au cœur du XXe siècle avec le nazisme, le maoïsme, le communisme, les Khmers rouges. »
À la suite du régime qui leur a servi de matrice commune…
Vous pouvez étendre votre constatation, cher hôte, à tout ce qui se prétend « remède idéal ». L’économie me semble-t-il en est un parfait exemple. Chacun à sa théorie, idéologie, miracle, tout en oubliant que les hypothèses, aussi logiques et efficaces soient-elles aux yeux de leurs promoteurs, se heurtent à une simple évidence, ce sont des êtres humains qui vont les vivre. Et, fort heureusement, nous ne sommes pas tous d’accord. Autrement, quel ennui !
« L’aspiration grandiose de Saint-Just… » dixit Philippe Bilger…
Le terme « grandiose », son côté « cliché », m’interroge… Je me replonge alors dans « L’Homme révolté » de Camus, ce livre de chevet de ma jeunesse ; j’y trouve cette phrase : « Ne mêlons point, fût-ce une seconde, la personne grandiose d’un Saint-Just, au triste Marat, singe de Rousseau, comme dit justement Michelet ».
En réalité votre billet pourrait parfaitement être la préface d’une réédition de cette œuvre majeure de Camus, la plus méconnue pourtant…
Et, pour répondre à monsieur Marchenoir, dans les époques désorientées être réactionnaire est le signe d’une pensée libre…
« L’homme nouveau », sous réserve des passions humaines qui restent inchangées. Quand on dit que Jésus a sauvé le genre humain, je me demande souvent pourquoi il n’a pas changé la nature humaine, et la société qu’il a fondée. L’Église était déclarée, dès saint Paul, n’être pas à l’abri de l’emprise de la chair, surtout dans le sens où on s’y mordrait les uns les autres plutôt qu’on ne s’y aimerait, en sorte de produire le contre-exemple redouté par le Christ : « C’est à la façon dont vous vous aimerez les uns les autres qu’on vérifiera que vous êtes mes disciples »… et qu’on aura envie d’en être.
L’offre de « l’homme nouveau » n’a jamais cessé de prospérer. « Le bonheur est une idée neuve en Europe », assénait Saint-Just, « le bonheur excepté les passions humaines », lui répond Bancal des Issarts. Heureusement (sic) que l’exception au bonheur n’est pas formée par les « passions tristes ».
Selon Jean-Jacques Rousseau, « l’homme naît bon, la société le corrompt ». La prémisse est fausse.
Il semble plutôt que l’état naturel de l’homme soit la bestialité et que le raffinement de la société le civilise.
En détruisant en dix générations les protections morales que le christianisme, en bridant et contenant les excès de nature humaine, avait lentement élaborées au cours des siècles, la République et les principes nouveaux ont libéré la bête. L’autorité, relevant de Dieu, était crainte ainsi que le Dies irae. La liberté s’épanouissait dans les limites circonscrites de la politesse et de la civilité, encadrées par la religion.
La philosophie libérale, inspiratrice de la révolution morale de la société entière, a supplanté presque intégralement le christianisme. L’autorité a vacillé et est descendue de Dieu vers l’individu. Chaque homme depuis est son propre dieu. Aucune limite ne le retient dans sa quête du bonheur personnel. Lorsqu’enfin la société libérale est tellement avancée dans son déroulement ontologique, les sociétés humaines n’existent plus. Le monde n’est plus composé que d’autant d’individus-rois à la manière de Max Stirner dans « L’Unique et sa Propriété ».
Les exemples de Gisèle Pélicot et de Jean Pormanove sont caractéristiques d’une société où la masse des individus est livrée sans frein ni retenue à elle-même. Les couches supérieures de la population ne sont pas meilleures. Peut-être même sont-elles pires, disposant des ressources et de la puissance de l’intelligence ? Les hommes y deviennent des barbares, des bêtes. C’est ce que montrent de plus en plus d’elles-mêmes les sociétés occidentales, et particulièrement la société américaine, coupées des principes chrétiens catholiques ou orthodoxes. Je passe sur les variantes innombrables du protestantisme qui relèvent plus de la philosophie libérale que du christianisme.
Le processus de passage de l’une à l’autre société n’est pas immédiat. Il survient progressivement en quelques générations. À chaque nouvelle génération, de nouveaux verrous sautent les uns après les autres jusqu’à ce qu’enfin il n’y ait plus de limite. Les anciennes valeurs morales, coupées de leurs racines, peu à peu se dessèchent jusqu’à ne plus rien signifier au cœur des hommes.
La philosophie libérale engendre des monstres à foison. Les libéraux, à l’origine, se situaient à l’extrême gauche de l’hémicycle. Ils étaient des coupeurs de têtes. C’est toujours le cas aujourd’hui. Tout doit être rasé entièrement et reconstruit. Macron et LFI en sont des créatures. Le libéralisme n’est pas qu’une politique économique. Il est avant tout une conception de l’homme, une philosophie morale intégrale qui n’a nulle limite et nul frein.
Saint-Just et avant lui les philosophes avaient tort. Pascal avait raison. L’homme émancipé des chaînes qui entravaient son désir, ne se fiant qu’à sa propre raison, est un barbare aliéné qui s’ignore, perdu au sein d’une civilisation technique de robots.
La régression qualitative de l’humanité en l’espace de quelques générations est spectaculaire.
@ missbabaou | 22 août 2025 à 10:58
« Et, pour répondre à monsieur Marchenoir, dans les époques désorientées être réactionnaire est le signe d’une pensée libre… »
Pour me répondre, encore faudrait-il savoir me lire.
Pour commencer, personne n’a de leçons de liberté à me donner, ici. Je suis ultra-libéral et ultra-réactionnaire, étant à la droite de l’extrême droite. Donc selon vos propres critères, ma pensée est ultra-libre. Okay ?
Ensuite, le mot réactionnaire ne figure nulle part dans mon commentaire. Conservateur et réactionnaire, ce n’est pas la même chose.
Enfin, vous n’avez rien compris à mon propos. Relisez lentement le billet de Philippe Bilger, puis relisez ce que j’ai écrit.
« Au « nouveau » apporté par la Révolution qu’évoque Saint-Just, à cette obsession de toute révolution qui prétend faire place nette, abolir toute trace du passé pour changer le présent et magnifier le futur, à une radicalité qui croit pouvoir procéder à une nouvelle création de l’humain façonnée par l’idéologie révolutionnaire, s’opposent la permanence des réflexes humains (…) » (PB)
Saint-Just : « Ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé ».
Je crains, au vu de ce que nous subissons encore de nos jours, que la Terreur ne soit pas vraiment terminée, même si ses formes violentes ont été provisoirement laissées de côté au profit d’autres méthodes camouflées sous un vague habillage légaliste.
« Les passions humaines contre les totalitarismes… » (PB)
De toutes les passions humaines, la plus grande, la plus forte et la plus noble n’est-elle pas l’amour de Dieu par-dessus tout, fût-ce au prix de sa vie ?
Ne sommes-nous pas autorisés à nous demander si le fait que des fidèles et des religieux aient été persécutés dès les premiers mois de la Révolution française ne l’ont pas été parce qu’ils ont été victimes de la haine antireligieuse des tenants du totalitarisme à l’encontre de Dieu et de ceux qui le servent, non pas pour des raisons d’ordre politique mais pour des raisons d’ordre spirituel ?
« Une des premières démarches de la Révolution française a été de s’attaquer à l’Église. » (Tocqueville)
Si tous les totalitarismes ont repris dans le temps et dans l’espace, tel un marqueur, la haine et la persécution systématique du christianisme et en particulier du catholicisme à travers un combat qui relève d’un affrontement entre le Bien et le Mal, tout cela semble montrer qu’il ne s’agit pas d’un simple hasard.
@ Exilé
La Révolution française n’est-elle pas la matrice de tous les totalitarismes ? C’est la thèse de Jean Ousset dans « Pour qu’Il règne ». Livre documenté dont j’avoue que, quand j’en suis arrivé à cette thèse du fondateur de la Cité catholique de la rue des Renaudes à Paris, j’ai eu l’impression de tomber sur une évidence et j’ai d’autant plus tendance à être convaincu qu’y compris lors d’une discussion la semaine dernière avec un prêtre originaire de la République dominicaine où je proposai cette approche, je me suis entendu répondre que, pour lui, ça tombait sous le sens.
« Je crains, au vu de ce que nous subissons encore de nos jours, que la Terreur ne soit pas vraiment terminée »
C’est bien possible. Mais d’abord il convient de souligner le lien entre la Terreur révolutionnaire et le terrorisme islamique. Le point commun n’est pas seulement la terreur dont l’une et l’autre font preuve face à des esprits récalcitrants, mais aussi le fait que la République s’est lancée dans la Terreur en s’apercevant que tout le monde ne pratiquait pas la vertu malgré la Révolution, tandis que l’islam qui ne tolère pas l’athéisme veut que l’harmonie règne dans des sociétés où la charia ne s’impose pas tellement juridiquement que tout le monde ne doive la respecter dans cette « société de surveillance », dit Bernard Antony, sous peine de créer une dysharmonie fatale à la société.
Les sociétés islamiques sont harmonieuses jusqu’à ce qu’un caillou vienne se glisser dans une chaussure et il en faut très peu pour qu’on bute sur ce « scrupule » au sens étymologique.
En 1995, j’avais envoyé une lettre prémonitoire sur la situation du système de santé aux trois candidats à l’élection présidentielle qu’étaient Lionel Jospin, Jacques Chirac et Édouard Balladur. Lionel Jospin m’avait répondu par ce qui semblait être une lettre manuscrite qui prenait en compte la problématique que je lui exposais. C’était certainement une lettre type habilement tournée en lettre personnelle. Le staff de Chirac, après avoir cerné de quoi traitait ma lettre, me répondit par un laïus plein de généralités sur l’exclusion.
Mais quelle ne fut pas ma surprise de recevoir d’Édouard Balladur, le ventre mou de la campagne, le candidat « juste milieu » version droite orléaniste, la bonne « poire » de la monarchie de Juillet, une lettre m’expliquant que ma préoccupation faisait pendant à tout ce qui sous-tend la République depuis la Révolution française.
À la lecture de cette lettre, je me suis dit que si le centre adoptait pareille référence, c’était à dire qu’on avait changé de monde et qu’on subissait à la fois une régression et une radicalisation historique, où le monde rebattait ses cartes dans un retour à la « crise des nationalités » d’avant la Première Guerre mondiale avec le retour des petites nations, et où si l’on n’était pas républicain quand on était Français, il fallait rabattre son caquet.
La marge du dicible n’a cessé de se réduire depuis lors, mais je n’ai pas changé d’avis : le mouvement me paraît toujours être celui-là. Il a commencé par une guerre extérieure, la guerre du Golfe, et court aujourd’hui le risque d’une guerre intérieure, une guerre sur notre sol suite à notre intervention non calculée dans la guerre en Ukraine.