Quittant Paris pour nous rendre dans la Drôme provençale chez des amis chers, le voyage en voiture a passé comme un rêve.
Parce que nous avons écouté les podcasts « À Voix nue » sur France Culture, d’abord celui avec Marie-Hélène Lafon puis celui de Yasmina Reza.
Pourquoi, au-delà des personnalités souvent passionnantes qui sont questionnées, cette émission a-t-elle autant de succès ? Les invités, durant cinq soirs, ont tout loisir de s’exprimer avec finesse, intelligence et sensibilité et il est très rare que l’exercice tourne court : quand quelqu’un parle de soi et que la nature du dialogue le dissuade de tomber dans le narcissisme ou le promotionnel, c’est un régal pour les auditeurs. Entendre et découvrir, dans une langue irréprochable, des pans de vie, des pensées et des émotions, les projettent au-delà d’eux-mêmes dans un monde qui, dans tous les cas, les élève. C’est une culture toute d’humanité, débarrassée du didactique.
Ce fut cela avec Marie-Hélène Lafon.
Avec Yasmina Reza, dont nous admirons l’oeuvre ainsi que ses rares interventions médiatiques – elle a bien voulu, sans être filmée, « se soumettre à ma question« , le 11 février 2017 -, nous avons pu jouir de ce privilège qui n’est pas donné à tout le monde : pouvoir enrichir une relation par le portrait qu’elle dessine d’elle-même, avec des intuitions, des fulgurances, des paradoxes et des informations qui nous seraient toujours demeurés étrangers s’il n’y avait pas eu cette magnifique et profonde émission.
Tout est miel, trésor et réflexion.
YR prend son métier d’écrivain au sérieux mais le regard ironique qu’elle porte sur elle ne la rend dupe de rien ni sans doute de personne, même si elle fait lire ses textes à quelques personnes de confiance dont les remarques l’intéressent, la rassurent.
Elle raconte, alors qu’elle se trouvait dans le creux de la vague, démunie, comment elle s’est résolue à écrire « Art », pour trois acteurs qui étaient des proches, en désirant un succès commercial. Ce fut plus que cela : un triomphe partout dans le monde et à sa grande surprise, le public de tous les pays a beaucoup ri alors qu’elle ne l’imaginait pas une seconde en écrivant pour cette pièce indépassable. Elle explique aussi ce tour de force : donner à chaque comédien un texte égal à celui des autres.
Il est techniquement et intellectuellement enrichissant de l’entendre parler de la comédienne qu’elle a été puis de l’auteur de pièces de théâtre qu’elle a choisi très rapidement d’être – le théâtre, genre qu’elle privilégie et qui correspond à ses attentes, mais quand les grands comédiens et un excellent metteur en scène sont trouvés car son impatience naturelle ne l’a jamais conduite à accepter des spectacles au rabais.
Ce qui est déchirant, et en même temps proféré avec tant de lucidité souriante qu’on est contraint de prendre son parti, est la manière dont elle juge que toutes les activités, les plus frivoles comme les plus sérieuses, ne sont qu’un moyen de « se sauver de la vie », l’existence étant perçue comme une souffrance dont les remèdes sont les distractions qu’on a trouvées pour oublier qu’on a mal ou qu’on va mourir.
YR est inimitable parce que son prisme d’être humain mêle des contrastes qui parviennent à créer les uns pour les autres d’harmonieuses compensations. Le rire mais les larmes, la solitude mais l’envie de rassembler par le théâtre, la frivolité des robes mais la littérature, une femme transparente mais dont le mystère résiste même À voix nue.
Un écrivain indépassable. Elle prend la vie au tragique et elle choisit d’en sourire. Incroyablement, désespérément singulière, originale. Toute seule.
Nous avons fait un superbe voyage avec elle.
Quand j’étais étudiant en lettres, j’avais eu notamment un professeur de littérature comparée, très séduisant.
J’avais noté l’une de ses expressions qui m’avait étonné : « la sagesse de l’oiseau », sans bien la comprendre. Je n’en ai compris le sens que bien des années plus tard grâce à sa femme, qui est maintenant une de mes amies sur Facebook. Comme je lui parlais de son premier mari, elle me révéla ceci : reçue première à l’agrégation de philosophie à 22 ans (ce qui n’est pas mal !), elle eut deux enfants avec mon professeur de littérature comparée, qui avait dit « la sagesse de l’oiseau ». Il l’abandonna, lui préférant une étudiante dont je connaissais le nom et qui était dans la même année de licence que moi.
J’ai enfin compris, bien tard, le sens de l’expression « la sagesse de l’oiseau ».
Bel hommage à Yasmina Reza… et à France Culture.
@ Patrice Charoulet
Cher ami, vous me surprendrez tous les jours. Études de lettres, professeur de lettres, quelque peu obsédé par l’agrégation dont vous parlez souvent, vos commentaires sont souvent hors sujet. Quelle note vous attribueriez-vous ?
Pardon, mille fois : un film, déjà ancien, au titre connoté : « Mr. Turner ».
Je viens de le visionner, il m’avait échappé, dans une période très troublée et lourde de difficultés.
Tant pis, c’est très populo, mais j’ai rarement ressenti une émotion aussi vive que l’étude de cet homme, célèbre, critiqué avec réserves, à l’attitude rugueuse et peu engageante, mais non dépourvu de malice. Pas de commentaires sensibles, mais plutôt désabusés, plutôt fades dans toutes les critiques lues.
Ce n’est pas un film sur la peinture, mais sur les gens qui y touchent, d’une façon ou d’une autre, par proximité avec le sujet-titre. Ainsi, une mention, mais aucun développement sur la proximité avec Constable…
Les personnages féminins, en revanche, sont d’une acuité impressionnante et l’un dépasse presque toute description : la servante Hannah, un peu déficiente, objet à tout faire, y compris les répugnants attouchements et possessions brutales, qui garde dans un regard perpétuellement soumis et contemplatif, la misère d’un amour méconnu, jusque dans un sourire compatissant et vaguement heureux après un rapport sexuel subi.
Par bonheur, la dernière image du film est consacrée à ce « coeur simple », perdu, anéanti après le décès de son « maître », jamais aimée, ayant aimé au-delà de l’amour face à la brutalité bon enfant du génie de l’impression. Étonnante dialectique où la proposition mineure est humaine, faible, silencieuse, pour mettre en valeur et faire évoluer la majeure qui dépasse la primarité de la perception, pour la transcender.
Que dit Yasmina Reza, approuvée par notre hôte ?
« Ce qui est déchirant, et en même temps proféré avec tant de lucidité souriante qu’on est contraint de prendre son parti, est la manière dont elle juge que toutes les activités, les plus frivoles comme les plus sérieuses, ne sont qu’un moyen de « se sauver de la vie », l’existence étant perçue comme une souffrance dont les remèdes sont les distractions qu’on a trouvées pour oublier qu’on a mal ou qu’on va mourir. » (PB)
Il faut donc se divertir, et donc pourquoi pas avec la sagesse de l’oiseau évoquée par Patrice Charoulet :
http://antoinesimen.centerblog.net/154-la-sagesse-de-oiseau
Trop convoiter détache de soi et trop se méfier aliène aux autres… Mais pardon à l’oiseau, qui ne produit pas assez de richesse est soumis à plus fort que soi, de même que les moins méfiants, comme on le voit dans le sort de l’Europe qui a failli à son devoir de s’imposer comme puissance, et comme on le déplore encore plus dans le piétinement de l’Ukraine, qui a renoncé à la bombe.
Donc le détachement est bien beau, mais il vous lie à quiconque veut bien se donner la peine de vous soumettre, sauf improbable réaction, pas forcément victorieuse. La vie n’est pas plus patiente que morale.
Le monde nous oblige comme souvent à prendre en compte des contraintes contradictoires, comme la soif pousse les animaux à se rendre dans une eau infestée de crocodiles et bordée de lions.
Se méfier et boire sont également nécessaires… Il faut faire attention et avoir de la chance, dans la vie. Je doute que les gens attachés ou détachés du monde soient d’accord, ils tirent tous la corde de son côté… Mais aucune des deux voies n’est parfaite, si chacun la vend au public. Il y a bien des erreurs et illusions des deux côtés.
C’est peut-être dans les moments où on regarde les nuages qu’on est le plus libre, ni à la conquête de l’Ouest, pardon, du monde, ni à la conquête du salut, mais ouvert au monde et à soi, à imaginer y voir toutes les formes possibles ou simplement des nuages.
Quand on compare les deux photos de Yasmina Reza et d’Eva Joly, il appert que la physiognomonie ne raconte pas que des sornettes !
C’est être profondément pessimiste que de ne percevoir l’existence que telle une souffrance, au point de se réfugier dans l’action uniquement pour « se sauver de la vie ». C’est partir du postulat que la vie par elle-même n’est naturellement pas bonne et condidérer que seuls des dérivatifs, frivoles ou sérieux, sont alors de nature à nous la rendre supportable et heureuse.
Je suis plutôt pour ce qui me concerne du côté d’Alain qui, dans la lignée d’ailleurs de Montaigne, affirmait que « la vie est bonne par-dessus tout ; elle est bonne par elle-même ; le raisonnement n’y fait rien. » Et d’ajouter : « Voir, entendre, flairer, goûter, toucher, ce n’est qu’une suite de bonheurs. Même les peines, même les douleurs, même la fatigue, tout cela a une saveur de vie. » En fait, ce n’est pas de la vie que l’homme cherche à se sauver – en refuse-t-il les bienfaits, les plaisirs ? – mais bien plutôt aux peines, aux souffrances, à la fatigue, qu’il cherche à échapper, ce qui est différent.
Si l’homme cherchait à se sauver de quelque chose, ne serait-ce pas de la mort, qui l’effraye, plutôt que de la vie ? Et comment mieux mesurer la saveur de la vie qu’en se référant à Gide, lui aussi bon connaisseur de Montaigne, qui écrivait : « Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. »
Mais comment est-ce possible, un billet sur Yasmina Reza après un billet sur Eva Joly ?
Mais c’est le jour après la nuit !
Et qui peut savoir « ce que le jour doit à la nuit », comme disait l’Autre°.
L’une, Eva, a l’instinct de l’insecte prédateur, qui porte sur l’humain un regard si étroit, si hostile, que ses lunettes ont la forme de l’oeilleton des fusils d’assaut.
Et l’autre, Yasmina Reza? a pour ses écrits le charme du rossignol, comme disait l’Autre°°
(°) l’Autre c’est Yasmina Khadra
(°°) l’Autre, c’est Victor Hugo dans les Contemplations, dans le poème que tout le monde connaît, « En écoutant les oiseaux » :
« Ô rossignol dont l’hymne, exquis et gracieux,
Donne un frémissement à l’astre dans les cieux,
Que ce que tu dis là, c’est le chant de son âme. »
Poème qui se termine par ces vers :
« Et ne distinguent plus, dans leurs rêves étranges,
La langue des oiseaux de la langue des anges. »
Et on comprend mieux « la sagesse de l’oiseau », citée précédemment !
Bon, voilà, c’était juste un petit clin d’oeil estival !
@ Antoine MARQUET
Cher ami,
Je suis très surpris de vous surprendre.
Votre parcours est beaucoup plus surprenant que le mien. Né en Europe, dans un pays non francophone, vous avez réussi l’exploit de devenir colonel de la Légion étrangère. Qui dit mieux ?
Certaines de mes digressions, grâce à notre chère correctrice-modératrice, déparent parfois, je n’en disconviens pas, de cet excellent blog. Quelle note leur attribuerais-je ? Non pas zéro, mais 1/20. C’est l’ancien correcteur du bac qui vous répond. Zéro n’est donné qu’à une copie blanche. Quand un candidat a écrit quelque chose qui n’a aucun rapport avec le sujet, il obtient la note la plus basse, je le redis, 1/20.
Poème de Hölderlin sans autre commentaire, en hommage à Mme Reza ou à genau, comme on voudra, « Mémoire » ou « Souvenir » :
« Le vent du Nord-Est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
À la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.
Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.
Ah ! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos ! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres !
Il n’est pas bon
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.
Mais où sont-ils ceux que j’aimai ? Bellarmin
Avec son compagnon ? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source ;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.
Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. »
Quelle fatuité que de passer son temps à raconter sa vie.
Ça vaut pour les auteurs et… les blogueurs.
P.-S. : Tipaza, bel écrivain Yasmina Khadra…
@ revnonausujai | 31 juillet 2025 à 07:17
« …la physiognomonie ne raconte pas que des sornettes ! »
Les expressions faciales surtout sont fascinantes. Il semblerait que certaines émotions humaines s’expriment de même manière sans distinction de race ni de culture : la joie, la tristesse, la surprise, la peur, la colère, le dégoût (à quoi certains chercheurs ajoutent le mépris). La plupart des gens les comprennent immédiatement chez autrui pour peu qu’elles soient suffisamment marquées, mais les autistes sont incapables de les décrypter, d’où tout un travail de recherche sur la question, permettant d’assurer auprès des enfants autistes un enseignement spécifique pour les aider à comprendre les autres.
https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1322355111
Cet article étudie certaines variantes quand les expressions s’associent entre elles. La première rangée de la figure 1 illustre les émotions de base, non mélangées.
Sur sa photo, je dirais que le visage d’Eva Joly transmet principalement une discrète mais claire expression de dégoût, avec le nez relevé, les lèvres crispées, les narines en alerte ; comme si elle se préparait à nettoyer les écuries d’Augias peut-être. Mais à partir d’une seule photo, impossible de dire s’il s’agit chez elle une expression passagère ou durable.
@ Patrice Charoulet
Une agrégation de philo à 22 ans : pauvre fille qui a forcément bossé comme une malade pendant que les autres vivaient…
Il fut un temps, pas si éloigné, où une jeune femme qui n’était pas mariée à cet âge commençait à être qualifiée de « vieille fille ».
Ses parents méritent des baffes, et ses profs aussi.
Surtout pour du vent, avec de la philo qui ignore la spiritualité…
@ Xavier NEBOUT 01/08/25 08:01
« Surtout pour du vent, avec de la philo qui ignore la spiritualité… »
Vous plaisantez j’espère ou alors c’est vous qui ignorez la philo…