Downton Abbey : un monde d’avant le monde…

Downton Abbey III : Le Grand Final est le dernier volet de cette saga britannique qui a passionné le monde entier. C’est le troisième film, et probablement l’ultime. Il s’agit d’un chef-d’oeuvre que j’oserais qualifier d’absolu tant mon esprit critique généralement prompt à s’exercer est resté sans la moindre réaction négative face à ce spectacle dont je craignais pourtant qu’il ne fût pas à la hauteur des deux précédents.

C’est, en effet, une merveille d’intelligence, de finesse et de délicatesse. Une conclusion parfaitement à la hauteur de cette remarquable réussite, tant à la télévision qu’au cinéma, avec ce sentiment de tendre et réjouissante familiarité qui nous conduit à suivre le destin de plusieurs personnages et à nouer une relation presque fidèle avec les acteurs qui les incarnent. J’ai ressenti ce film comme un régal, une œuvre qui nous purifie des grossièretés parfois surabondantes du cinéma français – trop souvent marqué par une pauvreté d’invention – et plus largement des vulgarités ordinaires, qu’elles soient politiques, sociales, culturelles ou autres.

Non que Downton Abbey (DA) soit dépourvu, grâce à l’imagination profuse et variée de Julian Fellowes, de tout ce que la modernité peut charrier de tromperies, d’infidélités ou de trahisons, quels que soient les milieux. Mais sa représentation évite tout ce qui, ailleurs, deviendrait insupportable : la lourdeur, l’insistance, l’exhibition constante de nudités qui satisfont moins l’intérêt que le simple voyeurisme. Comme l’a écrit Marcel Proust, ce n’est pas la matière qui fait la différence, mais le regard que l’on porte sur elle.

Je voulais justement m’interroger sur les raisons de l’exceptionnelle attraction qu’a suscitée chez beaucoup DA, ce monde d’avant le monde que nous connaissons, dans sa crudité comme dans ses rares grandeurs.

D’où vient cette fascination qui existe même chez les esprits les plus républicains ? Il s’agit bien plus que de la nostalgie, puisque la plupart des admirateurs n’ont jamais connu cet univers singulier, fait de politesse, de hiérarchie courtoise et de privilèges acceptés sans la moindre révolte. Au contraire, la parfaite cohabitation de deux mondes, chacun satisfait du rôle qui lui revenait, s’accordant harmonieusement avec l’autre. Sans que la dépendance et le service que l’un assumait avec un dévouement consenti et libre ne portent atteinte à l’atmosphère générale inspirée et dirigée par l’autre.

C’est sans doute ce sentiment, pour chacun – société comme individus – d’être à sa place, qui, dans ce microcosme à la fois somptuaire et raffiné, suscite cette étrange concorde : nul mépris d’un côté, nulle servilité de l’autre, mais un ordre social légitimé par l’assurance qu’aucune mauvaise surprise ne surviendrait ni d’un côté ni de l’autre. Une harmonie où la spontanéité n’est pas étouffée par les rites, où les tensions venues de l’extérieur se brisent sur le bloc d’une inaltérable conscience de durée et d’éternité.

Dans la société, tout bouge, on peut continuer à croire à la lutte des classes, aux affrontements, la révolte n’est pas morte, on peut même détester ce paradis lointain des riches, des privilégiés et être cependant fasciné par lui.

Car c’est un monde à part, protégé, avec ses règles, ses principes, son harmonie, ses récompenses, sa familiarité discrète, ses connexions douces et gratifiantes entre ceux qui servent et ceux qui sont servis, une halte dans la fureur, une oasis contre la contestation, un ordre qui ne brime pas. Downton Abbey comme un royaume sûr et bienheureux.

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Voir les Commentaires (11)
  1. Marc Ghinsberg

    Dans ce billet, Philippe Bilger nous fait comprendre ce qu’est un réactionnaire. Il dépeint une société idéalisée, figée dans une harmonie où chacun, du serviteur au maître, accepte sa place sans tension ni ressentiment. Cette vision reflète une conception réactionnaire du monde. Un réactionnaire est celui qui réinvente un passé mythifié, un âge d’or fantasmé où l’ordre social, présenté comme naturel et éternel, garantit une concorde sans faille. Ce passé n’a jamais existé ailleurs que dans l’imaginaire ou les récits romancés.
    Philippe évoque un univers où « nulle servilité » ni « mépris » n’existe, où les rites n’étouffent pas la spontanéité. Cette image d’une société harmonieuse nie les tensions sociales inhérentes à toute structure hiérarchique. En réalité, l’histoire montre que les rapports entre classes sont marqués par des luttes, des injustices et des rapports de pouvoir.
    L’idée d’un serviteur satisfait de servir et d’un maître légitimé dans sa domination repose sur une fiction qui ignore les conflits, les inégalités et les aspirations à l’émancipation. Le réactionnaire, en exaltant cette harmonie illusoire, s’oppose au progrès et à la remise en question des hiérarchies.
    La vision réactionnaire qui idéalise un ordre social harmonieux et immuable, s’appuie sur la religion pour légitimer sa résistance au changement et à l’idée d’évolution. La religion joue un rôle clé en ancrant l’ordre social dans une transcendance divine, présentée comme éternelle et indiscutable. Elle fournit un cadre moral et spirituel qui justifie la hiérarchie – le serviteur sert, le maître domine – en la faisant passer pour une volonté divine, un ordre naturel voulu par une puissance supérieure. Cette conception rejette l’évolution, qu’elle soit sociale, scientifique ou philosophique, en valorisant une vision statique du monde où les rôles sont figés par une vérité sacrée, intemporelle et inaltérable. La religion devient un rempart contre les idées modernes, notamment celles issues des Lumières ou des théories évolutionnistes, comme celles de Darwin, qui remettent en cause les dogmes établis.
    En exaltant un passé mythifié, où la foi dictait l’harmonie sociale, le réactionnaire oppose à l’évolution une éternité divine, où toute transformation est perçue comme une déviation ou une corruption.
    Je ne connais pas de réactionnaire athée.

    1. C’est un peu dur pour notre hôte, mais c’est juste.
      P.S.: J’avoue ne pas avoir regardé ce film et donc ne saurais juger son contenu en particulier.

    2. Michel Deluré

      Un réactionnaire n’est-il forcément qu’un individu n’ayant de la société qu’une vision idéalisée et figée ? N’est-ce point une vision trop simpliste et réductrice, qui refuse d’admettre que progrès civilisationnel d’une part et progrès scientifique, économique, industriel, d’autre part peuvent parfaitement cohabiter sans pour autant évoluer au même rythme et sans que le second n’impacte systématiquement le premier, modifiant en profondeur les comportements, les mentalités de la société ?

      Autrement dit, ne peut-on rejoindre sur ce point Auguste Comte qui associait nécessairement la notion de progrès à celle d’ordre – « l’ordre pour base, le progrès pour but »- et qui insérait ainsi le progrès scientifique et industriel dans le cadre invariable de la société et de ses hiérarchies, par opposition à Condorcet qui considérait, lui, que le progrès des sciences et des techniques ne pouvait qu’influer inévitablement sur les lois et les institutions publiques ?

      Ce que nous considérons comme des progrès scientifiques, techniques, industriels, se traduit-il systématiquement en progrès civilisationnel ? Le constat de l’évolution de l’humanité permet de s’interroger et d’en douter et montre que ce que nous définissons comme le progressisme peut, à côté de ses aspects positifs, engendrer lui-même, s’il n’est pas maîtrisé, la réaction avec ses pires aspects négatifs.

    3. Le conservateur ne craint pas nécessairement le progrès, il veut défendre ce à quoi il tient. En revanche, le réactionnaire s’oppose à toute avancée et ne se passionne pas pour un futur qu’il ne sent pas favorable à la société.
      Ainsi votre adjectif ne semble pas adapté à la vision de notre hôte qui pardonnera peut-être mon intrusion dans l’interprétation classique d’un conservateur : « Pourquoi modifier ce qui maintient le patrimoine d’une nation ? »

    4. Il y a pourtant des réactionnaires athées :
      https://www.lavie.fr/idees/chroniques/qui-sont-les-catholiques-athees-nbsp-12346.php

      On peut toujours tenter de se servir du clergé, si :

      – On n’en est pas trop dégoûté
      – Si l’on ne pense pas qu’il tentera de prendre l’ascendant sur vous.

      Ceci dit, il n’est pas si facile d’être progressiste… Par exemple, des gens pouvaient s’imaginer défendre l’égalité et, qui sait, la liberté avec le communisme, mais il a en fait aggravé les choses dans les pays où il s’est établi.

      Je gage plus sur l’évolution à l’anglaise que sur nos agitations… Comme les pauvres femmes corsetées, la France tombe souvent, non dans les vapes, mais en dictature, et n’en a pas trop honte, comme on le voit au fait qu’elle ose malgré tout donner des leçons à tout le monde et aux nostalgiques de la Terreur, des Napoléon et du vichysme. Et nous, dans quoi sommes-nous corsetés ? Trop de ceux qui ont du pouvoir ou y aspirent se veulent absolus, comme le roi absolu, et trop de ceux qui s’opposent se veulent révolutionnaires. Il y en a qui feraient mieux de participer à des jeux de rôle que de vivre selon un rôle qui lèse gravement notre pays. Quelle drôlerie que de voir toutes les critiques contre les jeux vidéo qui rendraient violents, alors que des représentations qui se veulent sérieuses sont un fléau aussi grave qu’assuré, et qui dure depuis longtemps.

  2. Ce fut une belle et très intéressante série sur ce qu’étaient la réalité des mœurs et des états d’esprit d’une certaine Angleterre que personnellement je regrette.
    J’aime bien la tradition à condition de la secouer de temps en temps pour en faire tomber la poussière.

    Que sera la nouvelle Angleterre et avec elle l’Europe, et que deviendra l’entente cordiale entre la France et l’Angleterre, si malmenée pendant les tractations du Brexit ?

    En souvenir de cette entente cordiale, et parce que la photo illustrant le billet m’a fait sourire, voici en miroir ce que les valeurs de la République offrent aux valeurs monarchiques que l’on souhaite éternelles, les valeurs et l’Angleterre :

    https://www.facebook.com/YvesRobertComedies/videos/le-grand-blond-avec-une-chaussure-noire-yves-robert-1972-la-robe/1288892172325935/

  3. Beaucoup d’intrigues, de rivalités et de rebondissements dans cette saga qui est loin d’être aussi datée que cela, à condition de ne pas s’en tenir aux seules apparences.
    À commencer par les aspirations d’indépendance des trois filles, ainsi que celles de plusieurs serviteurs, qui sans révolte, mais avec une belle détermination, réussissent à sortir de leur condition…

  4. xavier b. masset

    On revoit dans le film des caméos, sous forme de flashbacks, d’anciens personnages, telle l’inénarrable Dame Maggie Smith, planteuse — avec le couteau de ses répliques acérées gentiment assassines — de snobisme, de quelque source qu’il provienne, ou Jessica Brown Findlay dans le rôle de Lady Sybil (qui s’enfuyait avec son chauffeur, un Branson de discorde révolutionnaire d’extraction irlandaise).
    Que dire du formidable registre d’Elizabeth McGovern, dont les talents pour la composition sont si peu utilisés dans les films ou les épisodes de la série ?
    L’inspiration tirée de la bio de Consuelo Vanderbilt était donc vraie.
    Fellowes n’en disait paradoxalement pas plus lorsqu’il scénarisa le Gosford Park de Robert Altman, avec autant de profondeur dans l’analyse de cas à la fois de la noblesse anglaise désargentée et de la domesticité — ou des gens de maison, pour ne pas brusquer les archéo-marxistes d’ici –, fort peu servile et très maligne, à son service.

    Le voyage depuis la Belle Époque édouardienne (car, oui, les années 1900-1914, furent aussi un « temps » de gloire britannique, même sous les trilles d’un chant du cygne particulièrement cruel et désespéré, l’Empire étant d’ores et déjà économiquement rangé dans les tiroirs des armoires de l’Histoire par la puissance américaine) jusqu’au Krach boursier de 1928-29, fut un long et beau périple.
    Des mythes grecs revus à la sauce Noël Coward ou recuits dans les casseroles de George Bernard Shaw, mais avec un grand sens des mélanges et de la présentation, Clytemnestre ayant en effet beaucoup plus de latitude à découvrir sa poitrine dans la théâtralité d’Eschyle que sous les traits d’Edith Pelham ou de la comtesse de Grantham dans les épisodes de Julian Fellowes.

    Surprenant de voir que les détracteurs de Downton (moins que de son « abbey », chrétienne, honni soit qui bien y pense) ne lâchent pas l’affaire, étonnant de voir combien les petites gens du commentaire gris, social-démocrate, reprennent en cœur les salades léninistes du sordide Jeremy Corbyn, curieux la façon qu’ils ont de devenir d’un seul coup ces brutaux crotales de la critique.
    Les lire sortir de leur modestie native, choquerait presque.
    Comme si un vieux « butler » de la tradition ne pouvait pas estimer en bonne part la charge de son travail, c’était d’ailleurs le sujet, repris de Ishiguro, d’un autre film tourné par Ivory, qui finalement dérangea psychologiquement moins les belles âmes (l’histoire narrée étant faite pour elles).

    Dire « je ne connais pas un réactionnaire athée » est — typiquement intacte — la phrase d’un réactionnaire athée, « per se », comme diraient les snobs, un réac qui s’observe devant la glace en train de pleurer, puis de prier.
    Propos datés, donc toujours en vogue (définition même de la rhétorique estampillée « Labour »).

  5. Olivier Seutet

    Downton Abbey n’est qu’un rêve affectueux sur un monde disparu entre les deux guerres sous les coups de boutoir de la barbarie germanique et de l’égalitarisme socialiste. Un voyage au temps de la courtoisie qui hésite entre Proust et la comtesse de Ségur. Dans cet hommage à la tradition, il est possible d’y déceler l’aimable influence d’une religion chrétienne qui privilégie le libre arbitre et la charité ; une ambiance réactionnaire (?! Je dirais plutôt paisible) loin de l’individualisme forcené d’un combat darwinien, ou du communautarisme de classe ou de race.

  6. Patrice Charoulet

    Cher Philippe Bilger,

    Je présume que vous avez vu à deux ce film dans un cinéma parisien. À Dieppe, je ne vais plus au cinéma qu’une fois par an, obligé d’y aller avec des boules Quies. En revanche, j’ai hérité d’un abonnement à Netflix, pris par ma femme, hélas, disparue. Je regarde un film chaque soir, proprement dit ou dans une série. Me levant chaque matin vers six heures (sans réveil-matin) et me couchant chaque soir vers 22 h, cela me permet de couper un film à 22 h en le reprenant le lendemain soir. La plupart des films à la télé commençant trop tard et finissant trop tard pour moi ne me conviennent pas.
    J’avais suivi deux fois la série « Downton Abbey » en entier avec plaisir.
    Le film que vous venez de voir en salle, et qui dure deux heures, est un supplément.
    Je le verrai s’il passe un jour sur Netflix. Je saisis l’occasion pour dire à qui l’ignorerait que l’abonnement mensuel à Netflix équivaut au prix d’entrée dans un cinéma parisien et permet de voir une foule de films. Vive Netflix.
    P.-S. : en passant, qu’on me permette d’ajouter : Vive Facebook, qui n’a que des avantages, et Vive YouTube, qui me permet d’écouter des gens très intéressants trois fois par jour, quand je mange seul dans ma cuisine.

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