Dostoïevski précurseur…

Une pensée du génial écrivain russe, citée dans le dernier livre de Franz-Olivier Giesbert, m’a saisi par son absolue modernité, au point même d’annoncer ce qui allait bientôt survenir de pire dans notre société.

« La tolérance atteindra un tel niveau que les personnes intelligentes seront interdites de toute réflexion pour ne pas offenser les imbéciles ».

On n’en est pas encore là, mais cela viendra, car il devient difficile de résister à l’absurdité quand l’impuissance sert d’alibi aux dérives les plus inacceptables. Il n’y a vraiment pas de quoi rire avec la tolérance dénoncée par Dostoïevski, elle n’a rien à voir avec la saillie de Paul Claudel : « La tolérance, il y a des maisons pour ça ! »

La tolérance que dénonce le prophétisme de Dostoïevski renvoie à ce que nous observons aujourd’hui, dans le grave comme dans le ridicule : un refus obsessionnel de la moindre discrimination, dont l’ambition perverse est de tout niveler, d’égaliser, d’abaisser ce qui dépasse, de blâmer ce qui éblouit, et d’ériger la grisaille en unique philosophie acceptable.

Je suis convaincu qu’il ne faudra plus longtemps pour que l’évolution générale de notre démagogie nous conduise, pour ménager les imbéciles, à cesser de mettre en valeur « les personnes intelligentes ». À certains égards, toutes proportions gardées, c’est déjà la plaie de notre système scolaire, qui préfère abaisser le niveau global plutôt que de laisser apparaître une discrimination jugée intolérable entre bons et mauvais élèves. Il s’agit moins de favoriser l’excellence – tout en accompagnant les bonnes volontés limitées – que de veiller surtout à ne jamais désespérer la médiocrité.

Ce délire de la non-discrimination touche désormais tout ce qui est vivant : les animaux – jusqu’aux rats qu’il faudrait soudain réhabiliter – les plantes, la nature majestueuse, passive et intouchable, tout ce qui existe sous le soleil. Et, bien sûr, l’être humain est particulièrement visé : il ne pourrait se prévaloir pleinement de cet attribut qu’à la condition d’avoir poussé l’humilité si loin que toute supériorité, même la plus légitime, en serait éradiquée.

Prenons aujourd’hui le triomphe de certains humoristes, portés paradoxalement par la qualité de ceux qui les écoutent ou les critiquent : parce qu’ils sont mauvais, qu’ils ne font pas rire, qu’ils pratiquent une politique de comptoir, que, par exemple, ils comparent la police ou la gendarmerie à Daech (Pierre-Emmanuel Barré, Radio Nova), et qu’ils doivent rire eux-mêmes de leurs plaisanteries faute d’avoir su les faire partager, on les porte aux nues. Leur réserver un autre sort serait, paraît-il, leur infliger une intolérable discrimination !

Aujourd’hui, nous vivons presque exactement ce que Dostoïevski annonçait avec une foudroyante lucidité. On se moque plus volontiers de l’intelligence attribuée à quelqu’un – quel que soit le jugement que l’on porte sur lui par ailleurs – qu’on ne la salue. Comme s’il était devenu indécent de célébrer cette disposition désormais jugée suspecte, de peur de créer un hiatus choquant au sein du monde humain.

Ce fléau de la non-discrimination est tel que, dans l’univers politique, il explique en grande partie l’indifférence croissante envers la moralité publique. Dans un monde digne de ce nom, les vertus et les vices seraient clairement distingués, tout comme les condamnations et les innocences, les soupçons et les honnêtetés, l’éthique et les transgressions. Aujourd’hui, c’est l’inverse : pour éviter d’exercer une scandaleuse discrimination au détriment des ombres, on en vient à postuler que les lumières sont inconcevables. D’où la multiplication, à tous les niveaux, de candidatures, de fonctions et d’ambitions qui, loin d’être freinées par leurs imperfections pourtant évidentes, en tirent au contraire une forme de légitimation.

Dostoïevski est un génie. L’écrivain universel comme le prophète sombre…

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Mais on a la réponse, monsieur le Président ...

Voir les Commentaires (8)
  1. C’est dommage de bâtir un billet sur une phrase que Dostoïevski n’a jamais écrite ! La vérité ne sort pas des livres de M. Giesbert.

  2. « La tolérance que dénonce le prophétisme de Dostoïevski renvoie à ce que nous observons aujourd’hui, dans le grave comme dans le ridicule : un refus obsessionnel de la moindre discrimination » (PB)

    Excellent et énergique billet.

    « Vivre, c’est choisir, prendre parti, discriminer, s’engager sans retour – et tout nous pousse plus que jamais à nous engager, à défendre pied à pied la citadelle menacée. L’heure est à la mobilisation générale, celle où l’on bat le rappel des troupes, où l’on évalue parmi la foule le nombre de braves et d’audacieux. »
    Courage ! Manuel de guérilla culturelle, de François Bousquet, éditions La Nouvelle Librairie, 2019

    Oui, vivre, c’est discriminer, que ce soit un champignon comestible par rapport à un champignon toxique, le moment propice de franchir ou non un carrefour, tel ou tel mot juste, telle ou telle profession, tel ou tel domicile, tel ou tel conjoint…

    Et, dans le cas particulier du conjoint, cela va très loin, car, normalement, la discrimination portera sur les quelques milliards d’autres individus peuplant la Terre entière.
    Record de discrimination battu…

  3. « La tolérance atteindra un tel niveau que les personnes intelligentes seront interdites de toute réflexion pour ne pas offenser les imbéciles ». (Dostoïevski)

    Ce que Dostoïevski ne pouvait pas savoir, à son époque, c’est qu’aujourd’hui les imbéciles disposent de l’intelligence artificielle (IA), qui leur permet de rivaliser avec les personnes intelligentes.
    Si bien que, bientôt, on ne pourra plus faire la différence entre un intelligent et un imbécile.
    On le constate déjà en écoutant certains discours de personnalités politiques et les éditos de certains journalistes. (Non, je ne vous dirai pas lesquels.) 🙂

  4. Jean sans terre

    Peu importe que Dostoïevski l’ait prononcée ou non. L’essentiel est la profondeur et la vérité que cette maxime exprime. La vérité importe plus que l’autorité.

    Souvent les citations apocryphes sont un condensé quintessencié d’une pensée moins élaborée, survenue et dite à la dérobée, par quelqu’un de célèbre. Cette citation ne se départ pas des pensées de Dostoïevski qui l’a sans doute inspirée.

    1. Marc Ghinsberg

      « Peu importe que Dostoïevski l’ait prononcée ou non. L’essentiel est la profondeur et la vérité que cette maxime exprime. La vérité importe plus que l’autorité. »

      Vous donnez là un bel exemple de tolérance et de manque de rigueur. Ainsi, on peut s’asseoir sur la vérité en attribuant faussement une citation à un auteur prestigieux.
      En revanche, vous décrétez vérité cette fausse citation, qui est une opinion tout à fait discutable.
      Confondre vérité et opinion relève de la manipulation intellectuelle.

  5. Jean sans terre

    Cette tolérance se décline mécaniquement de nos chers principes : égalité, fraternité, universalité, et de tous les autres qui en sont des dérivés. L’égalité, toujours, écrêtera la liberté. Ces deux principes sont profondément antinomiques dans leur visée.

    La tolérance poussée à son extrême, répandue universellement et uniformément dans un monde d’égaux indifférenciés et interchangeables, aboutit à son exact contraire : le conformisme, et à son pendant, l’intolérance des idiots, celle du commun qui répète tout ce qu’il a entendu pour consolider son appartenance au groupe ; celle qui fleurit sur à peu près tous les plateaux télévisés, les médias d’opinion, jusque dans l’édition, qu’ils soient de droite, de gauche, du centre, ou même aux extrêmes.

    D’abord, les sociétés exagérément et maladivement tolérantes se liquéfient entièrement. Puis elles se coagulent autour de nouveaux principes intransigeants qui répriment toute contestation. La boucle est bouclée. L’excès de tolérance aboutit à de nouvelles formes d’intolérance, non dites, larvées, non reconnues, inavouées.

    C’est grâce à une exploitation intelligente de cette règle que les habiles prospèrent et que les princes du monde mènent les peuples où ils veulent.

    L’homme libre, lui, vit seul et détaché parmi les hommes, en parfait accord avec lui-même, et passe l’essentiel de sa vie à discriminer, c’est-à-dire à distinguer, parce qu’il lui est aussi nécessaire que l’air qu’il respire d’objectiver le monde avec lucidité, tandis que le troupeau humain a besoin de se réchauffer, de se rassurer, de se rassembler, et de l’illusion de vivre harmonieusement : en paix, en sécurité, à l’abri de toute menace.

  6. Marc Ghinsberg

    À cette phrase : « La tolérance atteindra un tel niveau que les personnes intelligentes seront interdites de toute réflexion pour ne pas offenser les imbéciles », qui n’est pas de Dostoïevski mais ouvre le chapitre que FOQ consacre aux États-Unis, je préfère les mots qui le ferment. Recueillis auprès de Norman Mailer, ils s’adressent aux Européens :
    « Après avoir fait l’Histoire, vous n’avez plus qu’une seule envie : vous reposer. Vous ne croyez plus en rien, même pas en vous. C’est peut-être pour mieux supporter vos doutes sur votre avenir que vous êtes affligés, surtout vous, les Français, d’un stupide complexe de supériorité. »

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