Antoine Compagnon a écrit « Un été avec Montaigne » et ce petit livre d’un grand esprit a connu un incroyable succès.
L’étonnant est qu’on s’en étonne.
Montaigne fait partie de ces génies miraculeux qui défient le temps, rocs immenses au milieu de la mobilité, repères au sein des contingences et des fluctuations, éternités dans le fil contrasté des siècles. Comme, par exemple, Molière, Montaigne propose « une éthique de vie qui n’a pas pris une ride » et surtout, avec légèreté, sans appuyer ni enseigner, presque sans y penser, offre des réflexions, des fulgurances, des paradoxes éclairants et des banalités passées au gril de son esprit qui éclaboussent par leur modernité et leur actualité ceux qui les lisent et s’en imprègnent (Le Figaro).
Voir jouer L’école des femmes ou Le Misanthrope, ce n’est pas s’émerveiller rétrospectivement mais se projeter tant l’avenir, avec ce sentiment qu’aucune dimension de l’humanité et de la vérité n’a échappé à Molière, ne représentera jamais une menace mais toujours, au contraire, une confirmation.
Les Essais sont composés de pages qui, datant pourtant du 16ème siècle, appellent une approbation sans réserve aujourd’hui, comme celles de Marcel Proust au 20ème, parce que, tout simplement, les unes et les autres nous obligent à nous considérer et à admettre que nous sommes au coeur de ces oeuvres. Leur matière, leur substance, leur sujet.
J’aimerais faire un sort à une profondeur de Montaigne à laquelle je suis doublement sensible : « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute ».
Si j’ai toujours mesuré le poids de la parole et l’emprise qu’elle permettait dans le cercle privé ou l’univers professionnel, longtemps j’ai sous-estimé le silence, l’écoute et cette attention vigilante sans laquelle il ne peut pas y avoir véritablement de propos construit, convaincant. Grâce à mon épouse qui, passionnée pourtant par le langage et l’oralité, a su me faire prendre conscience, parce qu’elle maîtrisait au plus haut point cet art et cette disponibilité, de l’importance de l’accueil par l’autre des mots de l’un, de la richesse d’un regard, d’une attitude et d’une intelligence obstinément altruistes au point qu’il serait honnête de les créditer, pour moitié au moins, de la valeur de l’expression qu’ils attiraient, comme l’aimant la limaille.
Depuis, sans tomber dans une caricature où on serait contraint de ne jamais interrompre inepties ou radotages, je ne supporte plus ces faux dialogues, ces mêlées confuses où on ne se parle pas mais où on crie ensemble, cette anticipation permanente qui fait qu’on devance l’autre dans ce qu’il va dire et qu’on est déjà repassé à soi, cette inaptitude grave au quotidien à ne pas savoir s’effacer une seconde pour laisser la place à autrui, cette destruction du bonheur de la conversation qui impose écoute et répliques alors que, le plus souvent, on n’a plus que monologues ou conférences.
Dans l’Institut de la parole que j’ai créé, j’ai évidemment formalisé – j’aurais pu mettre en exergue cette intuition sans âge de Montaigne, tant elle résume à elle seule tout ce qu’il faut savoir de la parole, de sa technique et de sa force – ce rôle capital de l’auditeur, de l’interlocuteur, de la salle, de l’assemblée, de ces yeux multiples, lumières, balises, donnant l’impression, comme les oreilles et avec autant intensité qu’elles, de percevoir, de ne rien manquer, d’inspirer. La parole est une co-création.
Comme je suis saisi par une émotion rare devant cette manifestation d’un génie ayant découvert avec une justesse inouïe ce qui probablement est encore discuté, contesté par certains aujourd’hui !
Etre à l’écoute de Montaigne vaut bien une parole tout entière.
Bonjour Philippe Bilger,
« Les Essais sont composés de pages qui, datant pourtant du 16ème siècle, appellent une approbation sans réserve aujourd’hui,… »
Il y a déjà bien longtemps de cela, je me souviens qu’un professeur de français nous avait recommandé de lire les Essais de Montaigne, ce que j’ai fait, non sans consentir pour la circonstance un certain effort car le langage de l’époque s’éloigne sensiblement de celui d’aujourd’hui.
Mais une fois les premières dizaines de pages passées, le lecteur parvient à s’adapter à cette écriture désuète pour ne s’intéresser vraiment qu’au contenu de son œuvre empreint d’un humanisme qu’il est bien difficile de retrouver dans les ouvrages d’aujourd’hui.
Les lignes sur l’amitié qui a lié La Boétie à Montaigne sont admirables. Quelle meilleure définition que celle qu’il a donnée :
« Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » »
Tout est dit !
Montaigne, c’est quand même un peu démodé, comme Simone Weil.
J’ai lu Les Essais il y a de nombreuses années, quand je préparais mon bac. Comme dit M. Achille, les premières pages sont difficiles à lire, mais ensuite c’est passionnant.
Je n’ai pas acheté « Un été avec Montaigne », de peur que la copie soit moins bien que l’original.
Mais un été avec Montaigne et Simone Weil, quel bel été, parenthèse bien fermée avant une rentrée qui ne ménagera personne, grâce à M. Abus de Virgules.
Je n’avais pas eu connaissance de cette « profondeur » de Montaigne, elle est pour nous d’une grande actualité.
Les moyens contemporains de communication permettent rarement des écoutes en profondeur entre deux personnes : télévision, téléphone cellulaire, courriels… On s’exprime, on dicte, on renseigne mais l’écoute est le parent pauvre, comme un réflexe ou un tic. La conservation peut même être ennui lorsque pour apurer un forfait téléphonique, on se met à parler du mur d’en face, ou de l’avant-dernier week-end gris chez la belle-famille.
Les plus belles conversations que j’aie eues, c’est les yeux dans les yeux. Les mots tout autant que les battements de paupière passent au second plan et la sensation d’être compris et aimé au sens large investit tout le champ de la perception. Et ici, c’est la parole qui rame pour tenter de ne pas malmener la qualité du moment. Le silence n’est plus un son, il devient porte. Oublier les mots, avancer une main.
Cher Philippe,
En cette journée de la lanterne d’Auguste, la France serait supposée déguster les écrits de Montaigne. Sans avoir tourné les pages de ce festin de la raison, nous reprendrons votre conseil dès les premiers froids.
Si « Un été avec Bachelard » apparaît sous votre regard, vous pourrez atteindre pas tout à fait le nirvana parce que l’état d’équilibre est tout à fait mortel, mais un état de contact métaphysique qui vous conduira au bout des chemins des éléments en communion avec les premiers mythes et toute présence ou tout son mécanique vous fera sortir de vous-même. Lire tout seul et voyager dans les pas d’un auteur aimé c’est le meilleur trip.
françoise et karell semtob
Cher M. Bilger,
Comme vous et d’autres d’ailleurs, j’ai été illuminée par Montaigne durant mes études…
Descartes et Montaigne sont des références inégalées et trop souvent oubliées. Pourtant, ces grands hommes nous ont tracé la route et nous montrent la voie…
Montaigne, notamment, décrit dans ses Essais, que j’ai relus récemment suite à un article dans la presse (comme Achille, peut-être ?), les expériences qu’il a tirées de sa propre vie. Que n’écoutons-nous plus les anciens…
Merci pour votre très bel article-hommage…
Comme chaque époque dispose de ses moyens de communication, dans un certain sens, M. Bilger, votre blog sont vos » Essais ».
Une fan.
Un billet revigorant qui vient buter sur le précédent en ce qu’il supprime l’alternative de la non-écoute matérialisée par les coups donnés jusques au silence de la mort.
Qui peut aussi nous indiquer que personne n’est un créateur sans références. Celles-ci partagées ouvrent l’écoute pour cinquante pour cent à ce qui fait la sensibilité de l’autre.
Et, il y a, sans doute, avec la passion décrite, une bonne dose d’amour pour la vie chez Pascale Bilger.
En ce matin clairet.
Bonjour,
« Ce rôle capital de l’auditeur, de l’interlocuteur, de la salle, de l’assemblée, de ces yeux multiples, lumières, balises, donnant l’impression, comme les oreilles et avec autant intensité qu’elles, de percevoir, de ne rien manquer, d’inspirer. La parole est une co-création »
C’est tout à fait ça ! C’est ce que revendiquaient à juste titre les amis de Jacques Lacan, et qui a donné lieu à un procès.
Lesquelles des mille oreilles qui étaient présentes sont dignes « d’ETABLIR » les séminaires de Jacques Lacan ? Ce n’est pas Salomon qui a jugé cette affaire.
Quant à votre Institut de la parole tel que vous le concevez il serait plus juste de l’intituler Institut de l’ECOUTE, car comme vous le dites si bien c’est l’écoute qui devient de plus en plus rare.
Carl Rogers en avait fait une méthode thérapeutique tout à fait efficace.
J’ai perdu mes Essais dans une belle édition reliée il y a trente ans et je les cherche à l’occasion.
On peut bien sûr les lire en poche mais mettre du Château Eyquem en cubitainer ça le fait pas !
Antoine Compagnon a fait un discours à la Fête de Trime du Prytanée militaire de La Flèche en 2010 : http://tc170.free.fr/page13a.html De belles pages sur l’éducation.
…Pas trop lu ce billet… Moi la Montagne, ça va cinq minutes, mais je finis bien vite par m’ennuyer.
Je préfère la mer.
Hum…
Un aspect peu connu de la vie et des origines de Montaigne et qui ne figure pas dans les Lagarde et Michard de notre enfance :
« Le Journal de voyage, quant à lui, n’était pas destiné à être publié, et il fut découvert par hasard dans une malle en 1770. Il s’agit de la relation d’un voyage de 17 mois et 8 jours, à compter du 22 mars 1580, dicté à un secrétaire durant sept mois, puis écrit de la main de Montaigne. On y trouve beaucoup d’indications sur son intérêt pour toutes les religions, mais en particulier le judaïsme ; et en dépit du très mauvais climat à l’égard des Juifs, entériné par la bulle du pape Grégoire XIII du 1er juin 1581 qui interdit aux Chrétiens d’entrer en contact avec eux.
Ainsi, le 1er novembre 1580, Montaigne se rend à la synagogue de Vérone où il se fait expliquer le culte. A Rome, il visite le Ghetto et il assiste au prêche du rabbi renié, Joseph Tzarphati del Monte, à l’oratoire de la Trinité des Monts. En janvier 1581, il passe un Shabbat entier dans une synagogue de Rome. Le 30 du même mois, il est invité à une circoncision, dans une maison privée. Il offre une description détaillée et pleine de bienveillance de la plus ancienne cérémonie de religion qui soit parmi les hommes. A Ancône, lieu du bûcher de 1556, il recopie avec émotion l’épitaphe d’une française d’Aquitaine, épouse d’un Portugais. Le 19 octobre 1581, il consulte Guillaume Félix, un médecin juif de Sienne. Et lorsque, à Rome, en 1581, il reçoit des remontrances des inquisiteurs de France pour certaines opinions contenues dans ses Essais, il promet de s’amender mais ne change pas une ligne, au contraire. Lors du pèlerinage qu’il effectue à Notre-Dame de Lorette, enfin, il commet un lapsus pour le moins étonnant en ignorant tout de la naissance de Jésus qu’il confond avec Marie. C’est de sa main qu’il décrit le miracle du transport de cette maison qu’ils tiennent être celle-là propre où en Nazareth naquit Jésus-Christ !
En plus des trois livres des Essais et du Journal de Voyage, Montaigne a laissé d’autres textes, moins importants pour nous. Notons quand même le passage d’une lettre publiée sur la mort de La Boétie, où il attribue clairement une profession de foi marrane à celui qui fut son ami le plus proche. Etienne de La Boétie aurait déclaré au prêtre venu lui administrer les derniers sacrements : « Encore veux-je dire ceci en votre présence : je proteste que comme j’ai été baptisé et vécu, ainsi veux-je mourir sous la foi et religion que Moïse planta premièrement en Egypte, que les Pères reçurent depuis en Judée, et qui de main en main, par succession de temps a été apportée en France. »
Une confrontation Montaigne/Jean-Michel Aphatie aurait été grandiose. Je ne suis pas sûr que Montaigne aurait pu placer trois mots.
Notre modérateur a confondu le « Château Eyquem » qui est une variation peut-être trop subtile sur le vrai patronyme de Montaigne avec le cru de Sauternes Château d’Yquem.
Pas grave 🙂
Peut-être Montaigne a-t-il voulu dire aussi que lorsque nous nous adressons à un interlocuteur, ce qu’il écoute, ce qu’il entend n’est pas forcément ce que nous avons voulu exprimer. Chacun a ses références et les mots n’ont parfois pas le même sens.
La parole de l’un passe donc au tamis de la personnalité de l’autre.
Montaigne, un modèle de modération, pas de grands principes théoriques proposés, juste une réflexion sur la vie vécue.
Avec une modestie surprenante allant jusqu’à dire : « Puisque je ne suis pas capable de choisir, je prends le choix d’autrui. »
On le voit, une sagesse humaine, trop humaine, toute en demi-mesure telle qu’on hésite à le qualifier vraiment de philosophe, disons qu’on pourrait le qualifier de philosophe normal.
Ce que l’on sait moins, c’est qu’il fut aussi un habile négociateur entre le Roi de France et le Roi de Navarre. Un homme de synthèse en quelque sorte, cherchant le consensus.
Je l’ai apprécié autrefois pour ces qualités.
Mais depuis quelque temps, les mots « normal, synthèse, consensus » constituent de violents repoussoirs pour moi. Mystère de la versatilité humaine.
Puisque le sujet du jour est la philosophie, et que nous ne sommes pas très loin de la nuit des étoiles filantes, une citation d’un philosophe, un « vrai » celui-là :
« Deux choses remplissent mon esprit d’une admiration et d’un respect incessants : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi »
Emmanuel Kant
Je crois que Montaigne aurait volontiers fait sienne cette réflexion.
À l’occasion de ce billet on a forcément une pensée pour la modératrice qui voit passer toutes nos balivernes sans intervenir autrement qu’en corrigeant les fautes en toute bienveillance.
Mais même elle, est-elle vraiment neutre ? N’a-t-elle jamais laissé passer quelques fautes quand le commentaire ne lui plaisait pas ?
« N’a-t-elle jamais laissé passer quelques fautes quand le commentaire ne lui plaisait pas ? »
Rédigé par : Alex paulista | 13 août 2013 à 17:55
Il lui arrive même de laisser passer un commentaire inélégant !
« Etre à l’écoute de Montaigne vaut bien une parole tout entière ». Certainement, monsieur Bilger, et surtout lorsqu’il s’agit de l’actualité…
« A la vérité nos loix sont libres assez ; et le pois de la souveraineté ne touche un gentilhomme François, à peine deux fois en sa vie : la subjection essentielle et effectuelle, ne regarde d’entre nous, que ceux qui s’y convient, et qui ayment à s’honorer et enrichir par tel service : car qui se veut tapir en son foyer, et sçait conduire sa maison sans querelle, et sans procés, il est aussi libre que le Duc de Venise ».
Faut-il en conclure que pour un gentilhomme périgourdin, les Valls et les Guéant dépasseraient en ennuis et incommodités les guerres de religion et autres ligues parisiennes ? J’imagine mal en tout cas la Trierweiler sauver le sieur de Montaigne, à l’exemple de sa collègue Catherine de Médicis. L’auteur des Essais n’offrirait en effet aucune matière à la rubrique culturelle de Paris Match. Il est d’ailleurs probable qu’une oeuvre à dessein analogue ne trouverait plus d’éditeur aujourd’hui.
Enfin, depuis quelques lustres, la subjection essentielle des politiciens me semble de plus en plus légère… Quant à l’enrichissement, comme chacun sait, des progrès considérables ont été faits depuis les Valois.
Montaigne, rappelez-moi, c’est pas le génie qui a écrit dans « Libération » cet article (au titre discret : « Les coches ») digne du « Monde » ou même du manuel de Littérature française, classe de 3ème (ou même, sans exagération, de Nicolas Hulot…), où il a magnifiquement démontré que toutes les civilisations se valent, la preuve, la nôtre est la pire de toutes ?
Pour ceux qui voudraient lire Montaigne, je conseille vivement l’achat d’une édition de la Pléiade des années 50-60 d’occasion.
@ buridan
Votre commentaire prouve juste que vous ne connaissez pas Montaigne.
Il a aussi écrit « Le bien public requiert qu’on trahisse, qu’on mente et qu’on massacre ». Ce n’est pas la parole d’un relativiste.
D’ailleurs, je me demande si notre hôte, à qui je reproche de tirer du côté de la mollesse et de la naïveté, pour ne pas dire de l’irénisme, pourrait nous commenter cette sentence montanienne.
On avait Montaigne et Pascal, on a désormais Montaigne et Pascale.
Le monde se féminise, y a pas de mâle à cela.
Moi je suis contre, tout contre, pour faire mon Guitry du pauvre.
Quoique.
D’ailleurs il est temps que ma copine rentre d’Ukraine, sinon je crains de m’égarer en double fille et de me faire verbe avaliser.
AO